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Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 3.djvu/147

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toutes sortes de pas étranges et de sauts désordonnés. Était-il, au contraire, en proie à quelque sombre humeur, à quelque noire mélancolie, elle se traînait languissamment, morne et silencieuse, trahissant, par son allure désolée, les secrets sentiments de l’âme de son maître.

Ces jours de tristesse n’étaient d’ailleurs que trop fréquents, car Hurliman était pauvre de cette pauvreté qui touche à la misère ; et c’est là sans doute ce qui lui avait attiré l’amitié et la mélancolique sympathie de Charles Müller, graveur éminent, mort aussi, de son côté, du mal sinistre de la misère.

Ce dont Hurliman souffrait le plus en ce triste état, c’était d’être sevré des plaisirs communs de l’artiste. Il ne connaissait que par leurs titres, ces beaux livres et ces beaux recueils que le riche parcourt d’un œil distrait. En fait de jouissances artistiques, il ne connaissait guère que celles qui ne coûtent rien : les musées, les expositions publiques de peinture, aux jours non payants, et surtout ces grandes expositions gratuites que l’éclat de la nature offre chaque jour à l’admiration et à l’étude d’un artiste consciencieux.

Hurliman tenait dans ce groupe d’élite une place distinguée. Il exerçait avec un talent remarquable cet art aux mille formes qui s’appelle la gravure ; et comme tous les artistes qui, par état, sont obligés de faire l’éducation de leurs doigts, il était d’une adresse rare. Il ne connaissait point d’égal dans le manuel pratique des divers procédés de sa profession. D’un esprit inventif, il était plein de ressources. Aussi, lorsque, vers 1846, la tentative fut faite de reproduire, au moyen de la gravure, les planches daguerriennes, ce fut à lui que M. Fizeau, auteur de la découverte de ce procédé, songea pour se l’adjoindre en qualité de graveur.

Hurliman se dévoua avec passion aux travaux de cette œuvre difficile. Il ressentit la satisfaction la plus vive, lorsque, dans la séance où les procédés de M. Fizeau furent communiqués à l’Académie des sciences, les félicitations et les éloges du savant aréopage vinrent en accueillir l’exposé.

Mais où sa joie fut sans bornes, où son bonheur parut véritablement toucher au délire, ce fut lorsque, quelques mois après, l’Académie, pour encourager ces recherches et fournir à M. Fizeau un témoignage de l’intérêt qu’elles avaient inspiré, décida de confier à MM. Fizeau et Hurliman la reproduction en gravure, d’une série importante de planches daguerriennes.

Ce jour-là, lorsque Hurliman sortit de la réunion académique, sa joie dépassait toutes limites. Il ne pouvait tenir en place, il n’en finissait pas de témoigner son bonheur à ses amis. Sa jambe de bois semblait avoir le vertige ; elle sautillait çà et là comme une folle, exprimant à sa manière la joie qui inondait l’âme de son maître, ordinairement si triste.

Pour lui, encore tout bouleversé de cette émotion inattendue, au sortir de la séance académique, il se mit à courir dans tous les quartiers de Paris, afin d’acheter chez les divers marchands, les objets nécessaires à l’exécution de son grand travail. Il fit ainsi, en quelques heures, dix lieues dans la ville, traînant sa pauvre jambe de bois, qui avait grand’peine à suffire à ce service extraordinaire et désordonné.

Il ne suspendit sa course que le soir, quand l’émotion, la fatigue et les mille anxiétés de sa situation nouvelle le forcèrent de s’arrêter à demi brisé. Il monta avec effort le haut escalier de sa froide mansarde de la rue du Four Saint-Germain. Arrivé chez lui, il tomba épuisé. Bientôt il se sentit saisi à la poitrine d’une douleur aiguë ; il se coucha en proie à une fièvre violente.

Les forces du pauvre artiste n’avaient pu suffire à tant d’émotions ; la nature, trop faible, succombait à tant d’assauts.

Le lendemain, une fluxion de poitrine se déclarait. Le mal marche d’un pas rapide dans l’asile solitaire de la détresse. Deux jours après,