Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 3.djvu/231

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flèches à mangonneau. Joinville parle plus loin du feu grégeois lancé directement à la main par des soldats ou des vilains.

« Devant nous avoit deux heraulz du Roy, dont l’un avoit nom Guillaume de Bron, et l’autre Jehan de Gaymaches, auxquels les Turcs qui estoient entre le ru et le fleuve, comme j’ay dit, amenerent tout plain de villains à pié, gens du païs, qui leur gettoient bonnes mottes de terre et de grosses pierres à tour de braz. Et au darnier ils amenerent ung autre villain Turc, qui leur gecta trois foiz le feu grégeois, et à l’une des foiz il print à la robe de Guillaume de Bron et l’estaignit tantost, dont besoing lui fut, car s’il se fust allumé, il fust tout bruslé.

«… Vous diray tout premier de la bataille du conte d’Anjou, qui fust le premier assailly, parce qu’il leur estoit le plus prouche du cousté de devers Babilone. Et vindrent à lui en façon de jeu d’eschetz. Car leurs gens à pié venoient courant sus à leurs gens, et les brusloient du feu gregeois, qu’ilz gectoient avecques instruments qu’ilz avoient propices… tellement qu’ilz deconfirent la bataille du conte d’Anjou lequel estoit à pié entre ses chevaliers à moult grant malaise. Et quand la nouvelle en vint au Roy et qu’on lui eut dit le meschief où estoit son frère, le bon Roy n’eut en lui aucune temperance de soy arrester, ne d’attendre nully ; mais soudain ferit des esperons, et se boute parmi la bataille l’espée au poing, jusques au meilleu où estoit son frere, et tres asprement frappoit sur ces Turcs, et au lieu où il veoit le plus de presse. Et là endura il maints coups, et lui emplirent les Sarrazins la cullière de son cheval de feu gregeois… De l’autre bataille estoit maître et capitaine le preudoms et hardy messire Guy Malvoisin, lequel fut fort blécié en son corps. Et voiant les Sarrazins la grant conduite et hardiesse qu’il avoit et donnoit en sa bataille, ilz lui tiroient le feu gregeois sans fin, tellement que une foiz fut, que à grant peine le lui peurent estaindre ses gens ; mais nonobstant ce, tint il fort et ferme, sans estre vaincu des Sarrazins[1]. »

Comme tous les chrétiens, dont il partagea les périls, Joinville avait conçu une grande épouvante des effets du feu grégeois, et cette impression est clairement reconnaissable dans l’exagération de ses récits. Il faut bien le reconnaître, en effet, le feu grégeois qui avait exercé de grands ravages dans l’origine, et quand on l’employait à incendier des navires ou à détruire les travaux de défense des cités, était peu redoutable dans les combats corps à corps. Ce n’était, à vrai dire, qu’une sorte d’épouvantail. Éminemment propre à incendier des barques, de petits bâtiments, des tours de bois, des palissades, objets très-combustibles, il était moins redoutable pour les hommes que le fer des lances ou l’acier des épées. Dans toutes les chroniques qui parlent du feu grégeois pendant les croisades, il n’est pas dit une seule fois, selon M. Lalanne, qu’on doive lui attribuer la mort d’un homme. Comme on le voit dans les récits de Joinville, Guillaume de Bron en reçoit un pot sur son bouclier, saint Louis en a la cullière de son cheval toute remplie, Guy Malvoisin en est tout couvert, sans qu’il en résulte pour eux aucun accident sérieux. On voit, d’après cela, dans quelles erreurs sont tombés les historiens qui, d’après les récits de Joinville, ont si démesurément grossi les effets du feu grégeois ; et combien il y avait loin de ces projectiles qui, « lancés à la face de l’ennemi et leur brûlant la barbe, leur faisaient prendre la fuite[2], » à ce feu qui, selon Lebeau, « dévorait des bataillons entiers. »

M. Lalanne fait remarquer, avec raison, que si le feu grégeois eût été aussi puissant dans ses effets que l’ont dit les écrivains modernes, il aurait indubitablement opéré une révolution dans l’art de la guerre. Or il n’en est rien, et tous les ouvrages originaux de cette époque montrent que le feu grégeois était loin d’avoir fait abandonner les projectiles, même les plus grossiers, en usage de toute antiquité. Ainsi l’empereur Léon ordonne de lancer sur les navires ennemis, de la poix enflammée, des serpents, des scorpions et autres bêtes venimeuses, « et des pots pleins de chaux vive, qui, en se brisant, répandent une épaisse fumée, dont la vapeur suffoque et enveloppe d’obscurité les ennemis. »

  1. Plusieurs autres historiens ont parlé avec détail de ces projectiles incendiaires dont les Arabes tirèrent un si grand parti dans toute la durée des croisades ; mais nous avons cru pouvoir nous en tenir aux récits de Joinville, dont la fidélité, comme chroniqueur, est si bien établie.
  2. Anne Comnène, Alexiade, liv. XIII, p. 283.