Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 3.djvu/230

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armes, tout fut brûlé. Les deux autres tours furent consumées de la même manière[1]. »

On lit encore dans la suite de la relation de Boha-Eddin :

« Le danger devenant imminent, on prit deux traits du genre de ceux qui sont lancés par une grande arbalète ; on mit le feu à leurs pointes, de telle sorte qu’elles reluisaient comme des torches, le double javelot lancé contre une machine s’y fixa heureusement. L’ennemi s’efforça vainement d’éteindre le feu, car un vent violent vint à souffler. »

Olivier l’Écolâtre mentionne l’emploi du feu grégeois par les Sarrasins, au siége de Damiette, en 1208, et rapporte une circonstance dans laquelle les chrétiens parvinrent à s’en rendre maîtres avec du vinaigre, du sable et des matières propres à l’éteindre.

Joinville, dans sa précieuse Chronique, nous a laissé de curieux témoignages de l’impression produite par les feux des Sarrasins sur l’armée de saint Louis, qui vint porter la guerre aux bords du Nil en 1248. On nous permettra de reproduire une partie du récit de ce chroniqueur naïf, historien et acteur de ces guerres lointaines.

« Ung soir advint, dit Joinville, que les Turcs amenerent ung engin qu’ilz appeloient la perriere, ung terrible engin à malfaire ; et le misdrent vis à vis des chaz chateilz[2] que messire Gaultier de Curel et moy guettions de nuyt, par lequel engin ilz nous gettoient le feu grégeois à planté, qui estoit la plus orrible chose que oncques jamés je veisse. Quand le bon chevalier messire Gaultier mon compagnon vit ce feu, il s’escrie et nous dist : Seigneur, nous sommes perduz à jamais sans nul remede. Car s’ilz bruslent nos chaz chateilz, nous sommes ars et bruslez ; et si nous laissons nos gardes, nous sommes ashontez. Pourquoy je conclu que nul n’est qui de ce peril nous peust deffendre, si ce n’est Dieu notre benoist créateur. Si vous conseille à tous, que toutes et quantes foiz qu’ilz nous getteront le feu grégeois, que chacun de nous se gette sur les coudes, et à genoulz, et criions mercy à nostre Seigneur, en qui est toute puissance. Et tantoust que les Turcs getterent le premier coup du feu, nous nous mismes à coudez et à genoulz, ainsi que le preudoms nous avoit enseigné. Et cheut le feu de cette premiere foiz entre nos deux chaz chateilz, en une place qui estoit devant, laquelle avoient faite nos gens pour estoupper le fleuve. Et incontinent fut estaint le feu par ung homme que nous avions propre à ce faire. La manière du feu grégeois estoit telle, qu’il venoit bien devant aussi gros que ung tonneau, et de longueur la queüe en duroit bien comme d’une demye canne de quatre pans. Il faisoit tel bruit à venir, qu’il sembloit que ce fust foudre qui cheust du ciel, et me sembloit d’un grand dragon vollant par l’air, et gettoit si grant clarté, qu’il faisoit aussi cler dedans notre ost comme le jour, tant y avoit grant flamme de feu. Trois foys cette nuytée nous getterent le dit feu grégeois avec ladite perriere et quatre fois avec l’arbaleste à tour. Et toutes les foys que nostre bon Roy saint Loys oyoit qu’ilz nous gettoient ce feu, il se gettoit à terre, et tendoit ses mains la face levée au ciel et crioit à haute voix à nostre Seigneur et disoit en pleurant à grans larmes : Beau sire Dieu Jésus-Christ, garde moy et toute ma gent ; et croy moy que ses bonnes prières et oraisons nous eurent bon mestier. Et davantage, à chacune foiz que le feu nous estoit cheux devant, il nous envoyoit ung de ses chambellans, pour savoir en quel point nous estions, et si le feu nous avoit grevez. L’une des foiz que les Turcs getterent le feu, il cheut de cousté le chaz chateil que les gens de monseigneur de Corcenay gardoient, et ferit en la rive du fleuve qui estoit là devant, et s’en venoit droit à eulz, tout ardant. Et tantoust veez cy venir courant vers moy ung chevalier de celle compagnie qui s’en venoit criant : Aidez nous, sire, ou nous sommes tous ars. Car veez cy comme un grant haie de feu grégeois, que les Sarrazins nous ont traict, qui vient droit à nostre chastel. Tantôt courismes là, dont besoing leur fut. Car ainsi que disoit le chevalier, ainsi estoit il et estaignismes le feu à grant ahan et malaise. Car de l’autre part les Sarrazins nous tiroient à travers le fleuve trect et pilotz dont nous estions tous plains[3]. »

La figure 139 représente l’effet des projectiles incendiaires lancés par les Sarrasins contre les travaux faits par l’armée de saint Louis pour le passage du Nil.

Le feu grégeois dont il est question dans le passage qu’on vient de lire, était lancé par une machine que Joinville appelle la perrière, et qui ressemble aux arbalètes à tour et aux

  1. Cité par M. Favé, Histoire des progrès de l’artillerie, t. III, p. 52, Études sur le passé et l’avenir de l’artillerie.
  2. Les chaz chateilz dont parle Joinville étaient probablement des tours de bois dans lesquelles se renfermaient durant la nuit les soldats qui devaient défendre les travaux commencés. Les Français travaillaient à se frayer un passage sur une des branches orientales du Nil. Ils avaient construit une digue pour traverser le fleuve ; à droite et à gauche de cette digue ils avaient placé ces chaz chateilz que les musulmans s’efforçaient d’incendier pendant la nuit pour empêcher le passage de l’armée ennemie.
  3. Joinville, Histoire du roy saint Loys, 1668, p. 39.