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fut-elle le dernier et sinistre refuge du malheureux ? Alla-t-il languir et expirer sur un lit d’hôpital ? Ou bien, — fin tout aussi déplorable, pour un homme voué à la poursuite ardente d’une idée, — alla-t-il s’ensevelir et vivre obscurément dans quelque place infime d’employé ou de commis ? Toutes les suppositions peuvent se faire sur ce personnage mystérieux, qui n’a laissé à l’histoire d’autre trace que l’apparition fugitive que nous venons de raconter.

Charles Chevalier, qui a fait connaître cette intéressante anecdote dans une de ses brochures : Guide du photographe, ajoute :

« J’attendis le retour de mon inconnu, mais jamais il ne revint, jamais personne n’en entendit parler ! Je ne sais autre chose de cet inventeur ignoré, sinon qu’il demeurait rue du Bac.

« Aujourd’hui je ne puis penser à cette singulière apparition sans éprouver un remords. Lorsque ce pauvre jeune homme me témoigna le regret de ne pouvoir se procurer une chambre obscure à prisme, j’aurais dû, j’en conviens, dans l’intérêt de l’art, lui faciliter les moyens de réaliser son désir ; mais tout en confessant le tort grave que j’eus en cette circonstance, j’ajouterai que je n’étais pas alors maître de disposer d’un appareil, et puis, j’avais aussi une marotte ! le perfectionnement du microscope étant l’unique but de toutes mes pensées, je n’accordai pas à cette intéressante communication l’attention qu’elle méritait[1]. »

Oui, Charles Chevalier, vous auriez dû, sinon faire cadeau à ce pauvre jeune homme de l’instrument qu’il désirait, du moins le lui prêter pour quelque temps, sur l’annonce de la découverte extraordinaire qui, d’après votre propre témoignage, vous frappa d’une si vive admiration. Ainsi vous auriez contribué à hâter l’apparition de l’une des plus curieuses découvertes des temps modernes, et vous auriez donné à la postérité le moyen de prononcer avec reconnaissance le nom de l’inventeur ignoré, qui, le premier, parvint à remporter ce beau triomphe sur la nature.

Tout ce que fit Charles Chevalier, après avoir essayé, tant bien que mal, la liqueur de son inconnu, et quand il ne le vit plus reparaître, ce fut de remettre la fiole à un peintre qui s’occupait de recherches sur le même sujet, c’est-à-dire qui travaillait à fixer les images de la chambre obscure.

Ce peintre s’appelait Daguerre.

Daguerre venait souvent voir l’opticien Chevalier, pour faire l’acquisition d’instruments, ou pour s’entretenir de son idée favorite : la fixation des images de la chambre obscure.

« Vous n’êtes pas le seul, lui dit l’opticien, la première fois qu’il vit Daguerre, à chercher la pierre philosophale. On marche sur vos brisées. Vous avez un rival, et un rival heureux. »

Lui racontant alors la visite de l’inconnu et les choses merveilleuses qu’il avait apprises de lui, Charles Chevalier dit à Daguerre, en lui remettant la fiole de l’inventeur :

« Voici l’or potable ! Essayez cette liqueur. Il est vrai que je n’en ai retiré rien de bon ; mais vous êtes plus expert que moi, et peut-être réussirez-vous. »

Daguerre emporta la fiole. Il la garda deux mois, et revint au bout de ce temps, chez l’opticien :

« Tous mes essais avec cette liqueur ont échoué, dit-il à l’opticien. Le secret de votre jeune homme n’était pas dans sa bouteille. »

Mais il est temps de faire plus ample connaissance avec Daguerre, dont le nom vient d’apparaître incidemment dans notre récit. Daguerre était un artiste ; il n’était rien moins qu’un savant. Il appartenait à cette classe d’infatigables chercheurs, qui, sans trop de connaissances techniques, avec un bagage des plus minces, s’en vont loin des chemins courus, par monts et par vaux, cherchant l’impossible, appelant l’imprévu, invoquant tout bas le dieu Hasard : Daguerre, pour tout dire, était un demi-savant.

La race des demi-savants est assez dédaignée, l’ignorance surtout aime à l’accabler de ses mépris ; cependant il est peut-

  1. Guide du photographe. Paris, 1854, grand in-8, page 21.