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En fut-il de même chez les Romains ?

Les Romains avaient pour le poisson, une prédilection toute particulière. À Rome, le luxe des festins consistait en poissons ; et ce luxe entraînait les dépenses les plus exorbitantes. Un certain Asturius Celer paya 8 000 sesterces un seul Muge. Calliodore vendit un de ses esclaves 13 000 écus, et de ce prix acheta un Barbeau du poids de quatre livres, afin de bien souper une fois en sa vie. Martial lui lança, à cette occasion, cette apostrophe indignée : « Misérable, ce n’est pas un poisson, c’est un homme, oui, c’est un homme que tu dévores. »

L’ichthyophagie était poussée à ce point de raffinement chez les Romains, qu’un convive, de peur de surprise, voulait voir vivant le poisson qu’il allait manger, quelques instants après, au festin qui lui était offert. Il se présentait donc chez son amphitryon, une heure avant le dîner, afin d’assister à la mort du Rouget (Mullus barbatus), On amenait le poisson, au moyen de petites rigoles pleines d’eau, jusque dans la salle du repas, et chacun voulait délecter ses yeux des ravissants changements de couleur que le Rouget présente au moment de son agonie, c’est-à-dire quand on le retire de l’eau.

On lit dans Sénèque :

« Le palais de nos gourmands est devenu si délicat, qu’ils ne peuvent goûter d’un poisson s’ils ne l’ont vu nager et palpiter au milieu du festin. On disait naguère : « Rien de plus beau qu’un Rouget de rocher ! » on dit aujourd’hui : « Rien de plus beau qu’un Rouget expirant. » Nul des convives n’assiste au chevet d’un ami mourant ; la dernière heure d’un frère, d’un proche, est solitaire ; mais on court, on s’empresse autour d’un Rouget expirant. »

L’Esturgeon, le Labrax, le Scare, la Murène, le Turbot, l’Alose, l’Anguille, la Dorade, firent successivement les délices des gourmets romains ; leur goût culinaire était, d’ailleurs, fort exigeant. Un esturgeon pris dans le Tibre était tenu en souverain mépris ; il fallait le rapporter des affluents de la mer Noire. Un Labrax n’était estimé qu’autant qu’il avait été pêche dans les eaux du Tibre : les Turbots devaient venir d’Ancône, les Scares de la mer Carpathienne, les Dorades de Corinthe, les Lamproies du fond des mers de la Sicile. Quant au cuisinier qui préparait le poisson, il devait être un grand artiste. Selon Pline, il était évalué au prix d’un triomphe. Les sauces auxquelles on accommodait le poisson étaient fort chères : c’était l’Alec, que l’on préparait en faisant dissoudre lentement l’anchois dans la saumure jusqu’à le réduire en une masse boueuse à moitié putréfiée ; c’était le Garum, mot par lequel on désignait une saumure tirée exclusivement du maquereau d’Espagne[1]. On préparait ces diverses sauces dans des vases d’argent, richement ciselés, ou dans des poissonnières d’or, incrustées de pierres précieuses.

Mais c’est surtout dans l’établissement et l’entretien de leurs viviers que les riches romains étalèrent un luxe effréné, et se livrèrent à des prodigalités inouïes, Licinius Muréna, Quintus Hortensius, Lucius Philippus, construisirent d’immenses bassins, où ils placèrent les espèces les plus recherchées. Lucullus, qui possédait à Tusculum, une délicieuse villa, avait fait creuser de larges tranchées, et de véritables canaux, qui conduisaient dans ses viviers l’eau de la mer. Des ruisseaux d’eau douce débouchant dans ces canaux, y entretenaient une eau pure et courante. Il arrivait dès lors que certaines espèces de poissons de mer, qui remontent les fleuves et les rivières à l’époque du frai, entraient dans ces canaux et y déposaient leur frai, provisions culinaires d’une richesse immense.

Ce n’est pas tout, au moment où les poissons captifs voulaient retourner à la mer, des vannes placées à l’entrée des canaux leur

  1. D’après Rondelet, naturaliste de la Renaissance, le garum était préparé, non avec le Maquereau, mais avec le Piccarel (Sparus smaris) que l’on range aujourd’hui dans la famille des Paroïdes.