Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 4.djvu/134

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

et transforment toutes ces grâces en sorcières et en lamies ; puis il s’éteint, et laisse l’assemblée épouvantée dans une obscurité profonde. Une main sur ma montre et l’autre sur ma bourse, je m’évade au milieu des cris de menace, au milieu des cris de terreur, en admirant l’instinct ingénieux de la police, qui a confié toutes les chances de la sécurité publique au caprice de je ne sais quelle lumière simultanée.

« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.

« L’ami. — Enfin, je rentre assez tristement chez moi, en évitant avec soin les fosses putrides que l’on creuse partout sous mes pas, mais à demi consolé de l’ennui d’un jour pénible par la ferme résolution de partir de Paris le lendemain, si je puis parvenir à vendre, dans la journée, mon petit champ de colza de Franche-Comté et ma petite maisonnette du faubourg Poissonnière. Quelle fatalité a voulu que toutes mes propriétés, dont la valeur était déjà presque indivisible, subissent, en si peu de jours, cinquante pour cent de rabais[1] ? »

Pour faire justice des innombrables méfaits du gaz de l’éclairage, le docteur et son ami se décident à prendre la plume : « Proximus ardet Ucalegon ! Écrivez, dit l’un d’eux, ou, si vous l’aimez mieux, écrivons ! » Après quelques moments consacrés à combattre certains scrupules, le docteur, cédant enfin aux bonnes raisons de son ami : « Vous le voulez, s’écrie-t-il, je vais écrire ! — Et moi, reprend l’ami, je vais tailler ma plume ! — Fiat lux ! disent en chœur ces deux partisans des lumières. » Et sur cette exclamation si bien placée, ils mettent la lumière sous le boisseau, ils essayent d’éteindre le gaz ; en d’autres termes, ils commencent d’écrire leur Essai critique sur le gaz hydrogène, long et lourd factum de cent soixante pages.

Charmant auteur de Trilby, aimable et brillant esprit qui avez répandu sur tant de sujets les trésors d’une imagination séduisante, et qui avez tenu suspendue à vos poétiques récits toute une génération littéraire ; vous que les études de votre jeunesse auraient dû réchauffer de quelque douce sympathie pour les progrès paisibles de la science et des arts ; par quelle étrange aberration, par quel oubli funeste, fûtes-vous conduit à vous enrôler sous la triste bannière de leurs ennemis, et à mettre à leur service votre plume ingénieuse et aimée ? Pouviez-vous laisser offusquer votre raison, par le préjugé et les préventions routinières, au point de croire transformées en autant de sorcières, les jolies femmes installées dans les galeries des théâtres, sous le favorable éclat de la lumière du gaz ? Ces sorcières, ami Nodier, étaient assurément de celles qui n’effrayent personne. Consolez-vous, d’ailleurs, nous n’aurons point la cruauté de vous reprocher vos erreurs avec trop d’amertume. Pour un esprit distingué et soigneux de lui-même, c’est une peine suffisante que d’avoir produit dans une cause, des arguments tels que celui que vous invoquiez en disant que le défaut du gaz, c’était d’éclairer trop. Et combien vous dûtes sentir l’étendue de votre faute, lorsque, après la publication de votre Essai critique sur le gaz hydrogène, un petit journal annonça que vous alliez adresser au conseil d’État une pétition contre la trop vive clarté du soleil.

Ainsi l’on s’égare, ainsi l’on tombe en des contre-sens barbares, quand on veut sortir du domaine naturel de ses connaissances. Et combien Voltaire, ce grand homme qui eut tant d’esprit, montra de bon sens, le jour où il dit à un profane, malencontreusement tourmenté d’une démangeaison littéraire : « Faites des perruques, mon ami, faites des perruques ! »

Quelle que soit l’influence que le talent et la renommée exercent, en France, sur les sentiments publics, il est de ces forces devant lesquelles toute puissance est contrainte de s’abaisser. L’éclairage au gaz était une de ces forces. Ni les calculs des savants, ni les écrits des littérateurs, ni les manœuvres des industriels, ne réussirent à paralyser son essor. À toutes les tentatives de ses détracteurs, il répondait à la manière du soleil de Lefranc de Pompignan :

  1. Essai critique sur le gaz hydrogène et les divers modes d’éclairage artificiel, par Charles Nodier et Amédée Pichot, in-8. Paris, Préface.