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qu’elles devinrent bientôt en France et en Angleterre, d’un usage universel. Aussi les fabricants de Paris et de Londres firent-ils tous leurs efforts pour obtenir l’annulation du privilège d’Argand. En 1789, les ferblantiers de Paris attaquèrent judiciairement le brevet accordé à Lange et Argand ; de même qu’en 1786, les fabricants de cristal, à Londres, avaient cité Argand, dans la même intention, devant le banc du roi. Les ferblantiers de Paris publièrent, contre l’inventeur, un Mémoire dans lequel l’injure occupait la place laissée vide par le raisonnement. On prétendait pouvoir contester la découverte aux détenteurs du brevet, parce que Quinquet et Argand s’en étaient disputé le mérite. « Peut-on répondre sérieusement, répliqua le physicien de Genève, à un raisonnement pareil ? On ne l’a pas imaginé lorsque Newton et Leibnitz se disputaient l’invention du calcul différentiel. »

Les prétentions de ses adversaires, les ferblantiers, furent enfin écartées.

Mais Argand ne devait pas jouir longtemps du fruit tardif de ses efforts. La révolution de 1789 étant survenue, tous les privilèges précédemment accordés à l’industrie, furent annulés, et la fabrication des lampes à double courant d’air et à cheminée de verre, tomba dans le domaine public.

Après ce coup funeste, Argand se retira en Angleterre ; mais tous les efforts qu’il tenta demeurèrent impuissants, et le chagrin altéra bientôt sa santé. Il n’avait pas rencontré dans le mariage une âme sympathique, nous dit M. Heyer, son biographe[1]. De cette union, peu assortie par les caractères, il n’était issu qu’un enfant, qui, né en 1794, était mort, quatre ou cinq ans plus tard, par accident, dans la fabrique de son père.

Argand rentra à Genève, pauvre et découragé. Pour dissiper les atteintes d’une mélancolie sombre qui assiégeait son esprit, il essaya de revenir aux sciences physiques, dont l’étude avait occupé et charmé sa jeunesse. Mais sa raison résistait mal aux souvenirs des revers pénibles qui avaient arrêté sa carrière. Devenu visionnaire, il se perdit dans les sciences occultes. On raconte qu’il s’introduisait, la nuit, dans le cimetière de Genève, pour y ramasser des ossements et recueillir la poudre des tombeaux ; il les soumettait ensuite à des expériences chimiques, voulant chercher dans ces tristes débris de la mort la clef des mystères de la vie.

Ami Argand mourut à Genève, le 14 octobre 1803, âgé de 53 ans à peine, dans un état voisin de la misère, laissant un exemple nouveau des malheureuses destinées de la plupart des grands inventeurs, qui semblent devoir acheter au prix de leur propre bonheur, les avantages et les bienfaits qu’ils lèguent à l’humanité.

Citons comme dernier trait, et comme l’atteinte la plus douloureuse portée à la mémoire d’Argand, que cette consolation lui fut refusée de laisser son nom attaché au souvenir de son œuvre. Lange et Quinquet fabriquaient ses lampes à Paris ; on les désigna sous le nom de lampes à la Quinquet, et plus tard, sous le simple nom de quinquet. Ainsi le nom de l’inventeur s’effaça peu à peu de la mémoire du public.

Les savants se sont montrés un peu moins oublieux. On désigne dans les laboratoires, sous le nom de lampe d’Argand, la lampe à alcool à double courant d’air, munie d’une cheminée métallique, qui sert à produire de hautes températures. Seulement, tel est l’empire de l’usage, que le même savant qui aura, le matin, dans son laboratoire, demandé sa lampe d’Argand, donnera le soir, dans son antichambre, l’ordre d’allumer le quinquet. Ce qui prouve que le langage ne varie pas seulement selon les classes de la société, mais selon les circonstances dans lesquelles les mêmes personnes se trouvent placées.

Cependant, au temps même d’Argand,

  1. Ami Argand, p. 48.