Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 4.djvu/652

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bien des personnes le désir de se faire une opinion à cet égard en se prenant elles-mêmes comme sujet d’expérience ? M. Esquiros a eu ce désir, et il a raconté les péripéties de sa courte excursion dans les profondeurs sous-marines. S’étant rendu sur un point de la côte anglaise où opérait une troupe de scaphandriers, il se fit habiller de pied en cap, à l’instar de ces braves gens, et descendit à une dizaine de mètres sous l’eau. Mais cédons la parole à M. Esquiros (on vient de fermer par une glace la seule ouverture par laquelle il communiquât encore avec le monde extérieur, ouverture placée en face de la bouche) :

« À peine avait-on fixé cette glace sur le devant du casque (front glass), que les pompes commencèrent à jouer et à m’envoyer de l’air ; autrement j’aurais été étouffé. Je n’avais plus en effet que les mains qui fussent en contact avec l’atmosphère, et ce n’est point par là que j’aurais su respirer. Cette fonction dépendait entièrement du tube à air ; mais si ce tube était venu à se rompre ? On m’avait expliqué que dans ce cas-là une soupape se fermerait d’elle-même pour arrêter l’invasion des eaux, et qu’il me resterait encore assez d’air dans mes habits de plongeur pour vivre quelques instants, juste le temps d’être secouru. C’était du moins une consolation. Je ne pouvais plus ni parler, ni entendre ; mais je pouvais encore très-bien voir : n’avais-je point trois yeux de verre ? On me fit signe de me diriger vers une échelle qui descendait du bateau dans la mer. La difficulté était de me mouvoir. Il me semblait être soudé à la planche par mes semelles de plomb ; les poids me chargeaient le dos et la poitrine ; je me sentais d’ailleurs raide et gêné dans ma robe de gomme élastique comme si j’avais été cousu dans la peau de quelque monstre marin. Je fis pourtant de mon mieux et j’atteignis enfin les premiers degrés de l’échelle de corde qui, tendue à l’extrémité inférieure par un poids considérable, contournait d’abord à l’air nu les flancs du bateau, puis disparaissait entièrement sous les vagues.

« Les braves marins aidaient et dirigeaient d’ailleurs tous mes mouvements ; ils m’apprirent à passer le tube à air sous le bras gauche, tandis que la corde d’appel (signal line), liée autour du corps, filait le long de l’épaule droite. Ce tube et cette corde étaient tenus à l’extrémité supérieure par deux hommes qui étaient dès lors mes deux attendants, sans compter un troisième qui m’accompagnait en me frayant la route. L’échelle me parut bien longue, quoiqu’il y eût à peine huit ou dix pieds entre le bord du bateau et la mer ; mais le moment terrible est celui où l’on touche la surface des vagues : quoique l’Océan fût calme ce jour-là comme un lac, je me trouvais battu et soulevé, malgré mes poids de plomb, par le mouvement naturel des eaux roulant les unes sur les autres. Ce fut bien pis lorsque j’eus la tête sous les lames et que je les sentis danser au-dessus du casque. Avais-je trop d’air dans l’appareil ou n’en avais-je pas assez ? Il me serait bien difficile de le dire : le fait est que je suffoquais. En même temps je sentis comme une tempête dans mes oreilles, et mes deux tempes semblaient serrées dans les vis d’un étau. J’avais en vérité la plus grande envie de remonter ; mais la honte fut plus forte que la peur, et je descendis lentement, trop lentement à mon gré, cet escalier de l’abîme qui me semblait bien ne devoir finir jamais : il n’y avait pourtant que trente ou trente-deux pieds d’eau en cet endroit-là. À peine avais-je assez de présence d’esprit pour observer autour de moi les dégradations de la lumière : c’était une clarté douteuse et livide qui me parut beaucoup ressembler à celle du ciel de Londres par les brouillards de novembre. Je crus voir flotter çà et là quelques formes vivantes sans pouvoir dire exactement ce qu’elles étaient ; enfin, après quelques minutes qui me parurent un siècle d’efforts et de tourments, je sentis mes pieds reposer sur une surface à peu près solide. Si je m’exprime ainsi, c’est que le fond de la mer lui-même n’est pas une base très-rassurante, on se sent à chaque instant soulevé par la masse d’eau, et pour ne point être renversé je fus obligé de saisir l’échelle avec les mains.

« Il me manquait d’ailleurs un instrument essentiel : les plongeurs, pour assurer leur marche dans l’Océan, se servent volontiers d’un levier (crow-bar), sur lequel ils s’appuient comme sur une canne ; mais n’étais-je point assez encombré déjà sans cette barre de fer, qui ne m’eût d’ailleurs été d’aucune utilité ? Mon intention n’était nullement de me promener, j’étais bien trop consterné par l’effrayant silence et la morne solitude de ces eaux où je me trouvais comme perdu. La lumière me parut d’ailleurs beaucoup plus vive qu’à moitié chemin, et mes douleurs cessèrent comme par enchantement. Voulant remporter une preuve et un souvenir de mon excursion, je me baissai pour ramasser un caillou au fond de la mer. J’allais le mettre dans la poche de mon habit, quand je m’aperçus que je n’avais point de poche et qu’il me fallait le serrer dans ma ceinture. Ceci fait, je donnai le signal qu’on me hissât à la surface.

« Avec quel sentiment de bonheur je rentrai dans mon élément ! Il me fallut pourtant encore regagner et remonter le haut de l’échelle. Une fois dans le bateau, on m’enleva d’abord la visière, puis le casque tout entier, puis enfin mon équipement de plongeur. Je m’aperçus seulement qu’il était plus facile d’entrer dans cet habit que d’en sortir,