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bien, dans son rapport, conclure à donner satisfaction à ma demande. Mais l’affaire traîna en longueur : un conflit eut lieu entre M. Dumesnil et M. Servaux, chefs, l’un de l’enseignement supérieur, l’autre, des encouragements. Ils épuisèrent d’un seul coup les 250 000 francs disponibles pour les savants en 1879, et, finalement, après sept mois de démarches et d’instances, je reçus, à ma grande déception, la missive suivante au nom du ministre :

MINISTÈRE Paris, 17 janvier 1879.
de
L’INSTRUCTION PUBLIQUE
et des beaux-arts.

« Monsieur, par votre lettre du 3 janvier courant, vous appelez de nouveau mon attention sur l’appareil inventé par vous et qui aurait servi de base à l’invention du téléphone ; par suite, vous demandez qu’une somme de deux mille francs vous soit allouée pour vous permettre d’achever l’appareil sténographe de la parole dont vous êtes également l’inventeur.

« Vos travaux ont été justement appréciés et il serait désireux que l’administration de l’instruction publique pût les encourager.

« Malheureusement, et malgré toutes les demandes qui ont été adressées aux Chambres, il n’existe au budget de mon département aucun crédit qui puisse être affecté à ces sortes de dépenses.

« Je ne puis, en conséquence, que vous exprimer regret de ne pouvoir accueillir favorablement votre demande.

« Recevez, monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.

« Le ministre de l’instruction publique,
des cultes et des beaux-arts
.
« Bardoux. »

Vous voyez, monsieur, avec quel sans-gêne et quelle légèreté, on traite, en 1879, les inventeurs nationaux. Supposez, pour un moment, que je fusse en mesure, — comme j’en ai la conviction — de faire faire un pas décisif à la difficile question de la sténographie acoustique, et voilà le bénéfice d’un tel succès perdu pour mon pays, au profit sans doute des intérêts exotiques que M. le comte du Moncel a pris en mains avec une chaleur si étrange et si funeste aux travailleurs français.

Énumérez les récompenses honorifiques, décorations, grandes médailles, produits des conférences dont M. Edison a été comblé ; comparez le résultat avec les sacrifices, les déboires, les contestations dont j’ai été victime pendant tant d’années, pour aboutir, en fin de compte, à l’oubli presque complet et à une gêne voisine de la misère, et demandez-vous de quelle dose d’amour de la science ou de folie de l’invention il faut se sentir possédé pour se lancer dans une pareille carrière et « décrocher les mâts de cocagne » au profit des Yankees.

Je me rappelle, monsieur, toutes les choses excellentes que vous avez dites sur ce sujet et je crains que vous n’ayez qu’un chagrin, celui d’avoir eu trop raison dans vos appréciations. Je vous suis, je vous le répète, infiniment reconnaissant, de votre généreuse protestation en ma faveur.

J’ai l’honneur d’être, honoré monsieur, votre humble, dévoué et reconnaissant serviteur,

Léon Scott de Martinville.

Ainsi éconduit par les bureaux du ministère de la rue de Grenelle, frustré de tout espoir et dénué de ressources, Léon Scott fut forcé de renoncer à la lutte. Quelques années auparavant, il était entré, comme bibliothécaire et conservateur des manuscrits, chez M. Firmin Didot, qui l’employait à étendre sa collection, par des voyages à l’étranger. Ce travail ayant pris fin, il ouvrit, vers 1876, au fond de la cour de la maison n° 9 de la rue Vivienne, une petite boutique de marchand d’estampes, où il vécut pauvrement jusqu’à sa mort, arrivée le 26 avril 1879[1].

Sa veuve a grand’peine à vivre. Elle a une fille aînée, qui donne des leçons de musique, et un fils, qui se prépare aux examens de l’École polytechnique. Elle sollicite un secours de la Société de secours des amis des sciences, fondée par le baron Thénard, pour venir en aide aux veuves et enfants des savants tombés dans l’infortune, et Dieu sait si elle a droit à la charitable attention de cette Société.

D’autre part, on lit dans le Bulletin inter-

  1. Au mois de mai 1878, Léon Scott fit paraître une très curieuse brochure, où il revendique ses droits de premier inventeur du phonographe. Cet opuscule, qui renferme l’histoire intéressante des luttes d’un travailleur obscur contre l’indifférence des Corps savants et les lacunes de la loi, est intitulé le Problème de la parole s’inscrivant elle-même, par Léon Scott de Martinville, typographe.