Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/112

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dévergondage, d’emportement, le tout pêle-mêle, en fouillis, sans ordre, sans style, en vrac, comme lorsque nous parlons ensemble et que la conversation va, court, gambade, que la verve vient, que le rire éclate, que la joie nous saccade les épaules et qu’on se roule au fond du cabriolet, comme ce certain jour de convulsive mémoire où nous blaguions sur Léger avec ses pantoufles du matin, faites avec des vieilles bottes coupées en diagonale, son gilet de franche couleur bronze antique, et les crachats qui culottaient son parquet de pavés. Voilà de ces jours, de ces délicieuses matinées ou nous fumions, où nous causions à Rouen, à Déville, etc., qui vivront avec moi. Je les revois, elles repassent en foule, les voilà, nous y sommes encore, tant c’est frais, tant c’est d’hier, tant j’entends encore nos paroles sous les feuilles, couchés sur le ventre, la pipe au bec, la sueur sur le front, nous regardant en souriant d’un bon rire du cœur qui n’éclate pas, mais qui s’épanouit sur le visage. Ou bien nous sommes au coin du feu. Toi, tu es là, à trois pieds, à gauche, près de la porte, tu as la pincette à la main, tu dégrades ma cheminée. Voilà encore un rond tout blanc que tu as fait sur le chambranle. Nous causons du collège, du présent et du passé aussi, ce fantôme qu’on ne touche pas mais qu’on voit, qu’on flaire, comme un lièvre mort : on l’a vu courir, sauter dans la plaine et le voilà sur la table. L’existence, après tout, n’est-elle pas, comme le lièvre, quelque chose de cursif, qui fait un bond dans la plaine, qui sort d’un bois plein de ténèbres pour se jeter dans une marnière, dans un grand trou creux ? Mais [c’est] de l’avenir, de l’avenir surtout que nous parlions.