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CORRESPONDANCE

se reposent sur les flots. Sur les toits des maisons il y a des nids de cigognes, abandonnés l’hiver. Dans les cimetières les chèvres et les ânes broutent tranquillement et, la nuit, les femmes turques donnent des rendez-vous aux soldats.

Le cimetière oriental est une des belles choses de l’Orient. Il n’a pas ce caractère profondément agaçant que je trouve chez nous à ce genre d’établissement ; point de mur, point de fossé, point de séparation ni de clôture quelconque. Ça se trouve à propos de rien, dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu’on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles ; elles ne diffèrent que par l’ancienneté. Seulement, à mesure qu’elles vieillissent, elles s’enfouissent et disparaissent, comme fait le souvenir qu’on a des morts. Les cyprès plantés en ces lieux sont gigantesques. Ça donne au site un jour vert plein de tranquillité. À propos de sites, c’est à Constantinople véritablement que l’on peut dire : Un site ! ah ! quel tableau ! […]

Où en es-tu avec la muse ? je m’attendais ici à trouver une lettre de toi et quelque chose en vers y inclus. Que devient la Chine ? Que lis-tu ? Comme j’ai envie de te voir ?

Quant à moi, littéralement parlant, je ne sais où j’en suis. Je me sens quelquefois anéanti (le mot est faible) ; d’autres fois le style « limbique » (à l’état de limbe et de fluide impondérable) passe et circule en moi avec des chaleurs enivrantes. Puis ça retombe. Je médite très peu, je rêvasse occasionnellement. Mon genre d’observation est