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DE GUSTAVE FLAUBERT.

que mon amour se soucie peu de toi, il serait généreux et juste toutefois de penser que mon amitié peut s’en inquiéter. As-tu voulu m’oublier par le silence ? Mais un mot au moins ! un mot qui me dise : « Je ne veux plus songer à toi, adieu ». Je n’aurais rien dit. Est-ce que ma dernière lettre t’a encore blessée ? T’a-t-elle froissée de nouveau ? Toute ma conduite envers toi est comme serait celle d’un chirurgien qui panserait ses malades avec des gantelets de fer aux mains. Toutes les fois que je m’approche de toi, je te déchire ; alors je recule et tu me rappelles — tu me rappelais du moins — et je reste, impuissant et triste, à contempler le mal auquel je ne puis rien et que je gémis de ne pouvoir alléger. Eh bien oui, s’il y a dans mon cœur quelque chose de doux, c’est pour toi. Je te voudrais heureuse. L’homme tel que je le rêve pour toi, j’irais te le chercher au ciel s’il y était niché et s’il y avait une échelle pour y monter. Souvent maintenant, quand je marche silencieux pendant des heures entières, soit dans les sentiers de la campagne au milieu des blés, soit en poussant mes pas sur le sable, et que j’écoute les coquilles se casser sous mes souliers et la mer souffler sa cadence au large, ton idée me revient, elle me suit, elle m’accompagne. Je revois ton visage, je me demande ce que tu fais, ce que tu penses, si c’est l’heure où tu sors… et puis, comme, de toi, ma pensée revient sur moi-même, j’en deviens plus triste, plus sombre, j’en suis ému… et je m’ajoute : allons ! elle a peut-être fait tout à l’heure un beau vers, elle le relit avec enthousiasme, elle est heureuse, pour cette minute du moins ; que les autres lui coulent pareilles !