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CORRESPONDANCE

lard, qui m’est tombé dans la tête il y a une quinzaine de jours. Si je m’y mets dans cinq ou six ans, que [se] passera-t-il depuis cette minute où je t’écris jusqu’à celle où l’encre se séchera sur la dernière rature ? Du train dont je vais, je n’aurai fini la Bovary [que] dans un an. Peu m’importe six mois de plus ou de moins ! Mais la vie est courte. Ce qui m’écrase parfois, c’est quand je pense à tout ce que je voudrais faire avant de crever, qu’il y a déjà quinze ans que je travaille sans relâche d’une façon âpre et continue, et que je n’aurai jamais le temps de me donner à moi-même l’idée de ce que je voulais faire.

J’ai lu dernièrement tout l’Enfer de Dante (en français). Cela a de grandes allures, mais que c’est loin des poètes universels qui n’ont pas chanté, eux, leur haine de village, de caste ou de famille ! Pas de plan ! Que de répétitions ! Un souffle immense par moments ; mais Dante est, je crois, comme beaucoup de belles choses consacrées, Saint-Pierre de Rome entre autres, qui ne lui ressemble guère, par parenthèse. On n’ose pas dire que ça vous embête. Cette œuvre a été faite pour un temps et non pour tous les temps ; elle en porte le cachet. Tant pis pour nous qui l’entendons moins ; tant pis pour elle qui ne se fait pas comprendre !

Je viens de lire quatre volumes des Mémoires d’outre-tombe. Cela dépasse sa réputation. Personne n’a été impartial pour Chateaubriand, tous les partis lui en ont voulu. Il y aurait une belle critique à faire sur ses œuvres. Quel homme c’eût été, sans sa poétique ! Comme elle l’a rétréci ! Que de mensonges, de petitesses ! Dans Gœthe il ne