Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
457
DE GUSTAVE FLAUBERT.

Je viens de me livrer à des lectures médicales sur la soif et la faim — et j’ai lu entre autres la thèse du Dr Savigny, le médecin du radeau de la Méduse. Rien n’est plus dramatique, atroce, effrayant. Quel est le sens providentiel de toutes ces tortures ? Mais je connais quelque chose de bien plus affligeant pour l’humanité : c’est la Jessie du sieur Mocquard ! Parlez-m’en un peu. Quelles idées, quel langage, quelle conception ! Les expressions me manquent pour exprimer mon horreur.

Vous avez bien raison d’aimer les voyages. C’est la plus amusante manière de s’ennuyer, c’est-à-dire de vivre, qu’il y ait au monde. Ce goût-là, quand on s’y livre, ne tarde pas à devenir un vice, une soif insatiable. Combien n’ai-je pas perdu d’heures dans ma vie à rêver, au coin de mon feu, de longues journées passées à cheval, dans les plaines de la Tartarie ou de l’Amérique du sud ! Mon sang de peau rouge (vous savez que je descends d’un Natchez ou d’un Iroquois) se met à bouillonner dès que je me trouve au grand air, dans un pays inconnu. J’ai eu quelquefois (et la dernière entre autres, c’était il y a trois ans près de Constantine) des espèces de délire de liberté où j’en arrivais à crier tout haut, dans l’enivrement du bleu, de la solitude et de l’espace. Et cependant, je mène une vie recluse et monotone, une existence presque cellulaire et monacale. De quel côté est la vocation ?

Je vous félicite d’avoir été heureuse, ces vacances, à propos de votre cher fils, que « j’aime en vous », comme diraient les gens d’église.

Écrivez-moi de longuissimes lettres où vous