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CORRESPONDANCE

Ce souvenir-là ne me quitte pas. Il n’est point de jour, et j’ose dire presque point d’heure où je ne songe à lui. Je connais, maintenant, ce qu’on est convenu d’appeler « les hommes les plus intelligents de l’époque ». Je les toise à sa mesure et les trouve médiocres en comparaison. Je n’ai ressenti auprès d’aucun d’eux l’éblouissement que ton frère me causait. Quels voyages il m’a fait faire dans le bleu, celui-là ! Et comme je l’aimais ! Je crois même que je n’ai aimé personne (homme ou femme) comme lui. J’ai eu, lorsqu’il s’est marié, un chagrin de jalousie très profond ; ç’a été une rupture, un arrachement ! Pour moi il est mort deux fois et je porte sa pensée constamment comme une amulette, comme une chose particulière et intime. Combien de fois dans les lassitudes de mon travail, au théâtre, à Paris, pendant un entr’acte, ou seul à Croisset au coin du feu, dans les longues soirées d’hiver, je me reporte vers lui, je le revois et je l’entends ! Je me rappelle, avec délices et mélancolie tout à la fois, nos interminables conversations mêlées de bouffonneries et de métaphysique, nos lectures, nos rêves et nos aspirations si hautes ! Si je vaux quelque chose, c’est sans doute à cause de cela. J’ai conservé pour ce passé un grand respect ; nous étions très beaux ; je n’ai pas voulu déchoir.

Je vous revois tous dans votre maison de la Grande-Rue, quand vous vous promeniez en plein soleil sur la terrasse, à côté de la volière. J’arrivais et le rire du « Garçon » éclatait, etc. Combien il me serait doux de causer de tout cela avec toi, ma chère Laure ! Nous avons été bien longtemps sans nous revoir.