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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Mais j’ai suivi de loin ton existence et participé intérieurement à des souffrances que j’ai devinées. Je t’ai « comprise » enfin. C’est un vieux mot, un mot de notre temps, de la bonne école romantique. Il exprime tout ce que je veux dire et je le garde.

Puisque tu m’as parlé de Salammbô, ton amitié apprendra avec plaisir que ma carthaginoise fait son chemin dans le monde : mon éditeur annonce pour vendredi la deuxième édition[1]. Grands et petits journaux parlent de moi. Je fais dire beaucoup de sottises. Les uns me dénigrent, les autres m’exaltent. On m’a appelé « ilote ivre », on a dit que je répandais « un air empesté », on m’a comparé à Chateaubriand et à Marmontel, on m’accuse de viser à l’institut, et une dame qui avait lu mon livre a demandé à un de mes amis si Tanit n’était pas un diable. Voilà ! Telle est la gloire littéraire. Puis on parle de vous de temps à autre, puis on vous oublie — et c’est fini.

N’importe ; j’avais fait un livre pour un nombre très restreint de lecteurs et il se trouve que le public y mord. Que le Dieu de la librairie soit béni ! J’ai été bien content de savoir qu’il te plaisait, car tu sais le cas que je fais de ton intelligence, ma chère Laure. Nous sommes non seulement des amis d’enfance, mais presque des camarades d’études. Te rappelles-tu que nous lisions les Feuilles d’automne à Fécamp, dans la petite chambre du second étage ?

Fais-moi le plaisir de m’excuser près de ta mère

  1. La deuxième édition de Salammbô est annoncée dans la Bibl. franç. du 10 janvier 1863.