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CORRESPONDANCE

Quant à ma rage de travail, je la comparerai à une dartre. Je me gratte en criant. C’est à la fois un plaisir et un supplice. Et je ne fais rien de ce que je veux ! Car on ne choisit pas ses sujets, ils s’imposent. Trouverai-je jamais le mien ? Me tombera-t-il du ciel une idée en rapport avec mon tempérament ? Pourrai-je faire un livre où je me donnerai tout entier ? Il me semble, dans mes moments de vanité, que je commence à entrevoir ce que doit être un roman. Mais j’en ai encore trois ou quatre à écrire avant celui-là (qui est d’ailleurs fort vague) et, au train dont je vais, c’est tout au plus si j’écrirai ces trois ou quatre. Je suis comme M. Prud’homme qui trouve que la plus belle église serait celle qui aurait à la fois la flèche de Strasbourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du Parthénon, etc. J’ai des idéaux contradictoires. De là embarras, arrêt, impuissance.

Que la « claustration où je me condamne soit un état de délices », non. Mais que faire ? Se griser avec de l’eau-de-vie. La muse, si revêche qu’elle soit, donne moins de chagrins que la femme. Je ne peux accorder l’une avec l’autre. Il faut opter. Mon choix est fait depuis longtemps. Reste l’histoire des sens. Ils ont toujours été mes serviteurs. Même au temps de ma plus verte jeunesse, j’en faisais absolument ce que je voulais. Je touche à la cinquantaine et ce n’est pas leur fougue qui m’embarrasse.

Ce régime-là n’est pas drôle, j’en conviens. On a des moments de vide et d’horrible ennui. Mais ils deviennent de plus en plus rares à mesure qu’on vieillit. Enfin, vivre me semble un métier pour lequel je ne suis pas fait, et cependant !

Je suis resté à Paris trois jours, que j’ai