Page:Flora Tristan - Peregrinations d une paria, 1838, I.djvu/44

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me comprit et me serra la main avec cordialité : nous étions déjà amis. — Du courage ! me dit-il, je vais presser notre départ. Je conçois, dans votre position, tout ce que vous devez souffrir…

Je peux le dire, cette première visite de M. Chabrié est un des plus heureux souvenirs qui me soient restés dans le cœur.

Pendant les deux mois et demi que je séjournai à Bordeaux, je fus péniblement affectée par les plus inquiétantes appréhensions. J’avais habité cette ville à deux reprises différentes avec ma fille, avant que je n’eusse pensé à ma famille du Pérou ; et j’y avais connu beaucoup de monde, en sorte que, chaque fois que je sortais, je me sentais exposée à rencontrer une de ces anciennes connaissances venant me demander des nouvelles de ma fille, à moi demoiselle Flora Tristan. J’étais dans une anxiété continuelle ; aussi avec quelle impatience attendais-je le jour où nous devions mettre à la voile.

Il me tardait de sortir de la maison de M. de Goyenèche ; cependant on m’y traitait avec la plus grande distinction, et surtout avec des marques d’affection qui m’eussent rendue bien heureuse si j’avais été dans une position vraie ; mais j’avais trop de fierté pour me complaire dans des égards prodigués à un titre qui n’était pas le mien, et mon cœur, abreuvé de longues souffrances, ne pouvait être accessible aux prestiges du monde et de son luxe. Cette société, organisée pour la douleur, où l’amour est un instrument de torture, n’avait pour moi aucun attrait ; ses plaisirs ne me faisaient aucune illusion, j’en voyais le vide et la réalité du bonheur qu’on leur avait sacrifié ; mon existence avait été brisée, et je n’aspirais plus qu’à une vie tranquille. Le repos