Page:Flora Tristan - Peregrinations d une paria, 1838, I.djvu/45

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était le rêve constant de mon imagination, l’objet de tous mes désirs. Je ne me résolvais qu’à regret à mon voyage au Pérou : je sentais, comme par instinct, qu’il allait attirer de nouveaux malheurs sur ma tête. Quitter mon pays que j’aimais de prédilection ; quitter ma fille qui n’avait que moi pour appui ; exposer ma vie, ma vie qui m’était à charge, parce que je souffrais, parce que je n’en pouvais jouir que furtivement, mais qui m’eût apparu belle et radieuse si j’avais été libre ; enfin, faire tous ces sacrifices, affronter tous ces dangers, parce que j’étais liée à un être vil qui me réclamait comme son esclave ! Oh ! ces réflexions faisaient bondir mon cœur d’indignation ; je maudissais cette organisation sociale qui, en opposition avec la Providence, substitue la chaîne du forçat au lien d’amour et divise la société en serves et en maîtres. À ces mouvements de désespoir, succédait le sentiment de ma faiblesse ; des larmes ruisselaient de mes yeux : je tombais à genoux, et j’implorais Dieu avec ferveur pour qu’il m’aidât à supporter l’oppression. C’était pendant le silence de la nuit qu’assiégée par ces réflexions, l’irritant tableau de mes malheurs passés se déroulait dans ma pensée : le sommeil me fuyait, ou, durant de courts instants seulement, il adoucissait mes peines. Je m’épuisais en vains projets ; je cherchais à pénétrer le caractère de mon parent, M. de Goyenèche : il est religieux, me disais-je, à ne pas manquer un seul jour d’aller à la messe ; ponctuel dans l’accomplissement de tous les devoirs que la religion impose ; Dieu, qu’il fait constamment intervenir dans ses propos, doit être dans ses pensées ; il est riche, et mon parent d’aussi près pourrait-il se refuser à nous prendre moi et ma fille sous sa protection ? Oh non,