Page:Flora Tristan - Peregrinations d une paria, 1838, I.djvu/46

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pensais-je, il ne saurait me repousser ; il est sans enfants ; je suis celle que Dieu lui envoie. Aujourd’hui, ce matin même, je lui confierai tous mes chagrins, lui raconterai le martyre de ma vie et le supplierai de nous garder chez lui, ma pauvre petite fille et moi : serait-ce, hélas ! une charge que nous lui imposerions à lui, vieux garçon, sans famille, regorgeant de tout, habitant seul une immense maison (l’hôtel Schicler) où son ombre se perd et où nos voix amies feraient sans cesse retentir des accents de reconnaissance ?… Mais, le matin, lorsque j’arrivais chez le vieillard, le cœur palpitant d’émotion, dès les premiers mots qu’il m’adressait, j’étais frappée de l’expression sèche et égoïste du vieux garçon, de l’homme riche et avare qui ne pense qu’à lui, se fait le centre de toutes choses, amassant toujours pour un avenir qu’il n’atteindra pas : cette expression de sécheresse me glaçait. Je restais muette, recommandais ma fille à Dieu et désirais ardemment être loin en mer. Je ne fis donc jamais cette tentative, et il est certain, malgré la dévotion de mon parent, qu’elle eût été sans succès : j’en ai eu la preuve depuis mon retour. Le catholicisme de Rome nous laisse avec tous nos penchants, et donne à celui de l’égoïsme la plus grande intensité : il nous détache du monde, mais c’est afin de concentrer toutes nos affections sur l’Église : on y fait profession d’aimer Dieu, et c’est par l’observation des pratiques religieuses, imposées par l’Église, qu’on croit lui prouver son amour ; loin de se croire obligé à secourir ses parents, ses alliés, ses amis, le prochain enfin, on trouve presque toujours des motifs religieux, pris dans la conduite de celui qui réclame des secours, pour les lui refuser ; c’est par des largesses à l’Église, c’est en lui confiant quelques aumô-