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doué qu’il avait enfin obtenu[1] manifesta de bonne heure le plus grand mépris pour les biens de ce monde et un invincible dégoût pour les plaisirs de la chair. Marié malgré lui à une belle jeune fille de Vaïçâlî[1], il a la joie de découvrir chez elle le même éloignement pour les voluptés grossières, et, comme dans telle de nos « Vies des Saints », pendant douze ans ils vivent ensemble en parfaite chasteté. Par esprit d’austérité ils couchaient à part sur les lits bas que prescrit la règle religieuse. Une nuit l’époux aperçut un serpent noir qui s’était glissé dans la chambre conjugale et s’approchait dangereusement de la main que sa femme laissait dans son sommeil traîner à terre. Précipitamment il lui relève le bras. Réveillée en sursaut, son épouse l’accuse d’avoir conçu de coupables pensées. Ils décident enfin de renoncer à leur périlleuse gageure et de se séparer[2] pour entrer en religion chacun de son côté. À première vue le Bouddha et Kâçyapa devinent qu’ils sont faits pour s’entendre : on veut même que le Maître ait échangé aussitôt son manteau contre celui du nouveau disciple et ait invité ce dernier à partager son siège[3]. Ainsi s’appliquait-on à justifier d’avance le rôle éminent que Mahâ-Kâçyapa devait jouer au lendemain de la mort du Prédestiné. Renchérissant encore sur ses fonctions de mainteneur de la Bonne Loi, une tradition postérieure lui attribue la charge de la transmission des pouvoirs entre notre Bouddha et son successeur Maïtrêya. Enfermé en état d’extase à l’intérieur d’une colline du Magadha, Mahâ-Kâçyapa n’attend que la venue du Messie bouddhique pour réapparaître au jour et lui remettre aux yeux d’une foule émerveillée le manteau monastique de Çâkya-mouni[4].

On comprend sans peine l’accueil exceptionnellement courtois fait par le Bienheureux à des néophytes de si bonne famille. Assurément ni la race ni la caste (nous en verrons bientôt des exemples) ne compte pour l’entrée dans l’église bouddhique : mais cela est encore plus vrai à dire du christianisme, et il n’empêche que, de notoriété publique, dans les missions chrétiennes du Sud de l’Inde la conversion d’un brahmane ne soit reçue avec plus de joie que celle d’une centaine de parias. Il n’y a rien là qui excède les bornes permises d’un honnête souci de propagande, et le sentiment est trop naturel pour n’être pas pardonnable. Il n’en aurait pas moins provoqué au sein de la Communauté naissante des remous, hélas, non moins humains. Les égards particuliers témoignés aux deux grands disciples et l’espèce de promotion dont ils avaient été d’emblée gratifiés, auraient, nous dit-on, suscité la jalousie non seulement des « Cinq » et des autres convertis de Bénarès, mais aussi des « Trente » et des trois frères Kâçyapa, sans compter leur entourage[5]. Un tel souci des préséances subsiste-t-il dans l’âme des moines ? Mais cette fois encore qui pourra dire si nous avons affaire à un souvenir authentique ou à une notation psychologique qui en soi n’est que trop vraisemblable, mais peut avoir été inventée après coup ? Accusé

  1. a et b L’enfant est obtenu par les mêmes procédés que dans le cas de Yaças (supra p. 215 et cf. Schiefner-Ralston, Tibetan Tales, p. 186 s.), et pour le mariage cf. la note à p. 823.
  2. Une raison plus prosaïque est donnée à leur décision par la tradition tibétaine : à la mort des parents du jeune homme ils veulent s’épargner le souci d’une grande maison à tenir et d’une grosse fortune à gérer (cf. l’histoire d’Anuruddha supra p. 326).
  3. Cf. DA p. 395 et Samyutta-nikâya p. 221. Açoka visite également le stûpa de Mahâkâçyapa.
  4. Fa-hien, ch. XXXIII ; Hiuan-tsang J II p. 6 s. ; B II p. 142 s. ; W II p. 143 s., et cf. DA p. 61.
  5. DhPC I p. 203 ; Vie p. 153 ; d’où les calomnies de Kokâlika dans SN III 10. Faut-il rappeler les rivalités analogues survenues entre les apôtres ? (E. Renan, Vie de Jésus, p. 159).