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nietzsche et l’immoralisme

tiellement, c’est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, violation, dépouillement, destruction, et qu’on ne saurait l’imaginer procédant autrement.[1]» Calliclès et Darwin sont ainsi ramenés à l’unité. Mais, si la justice manque chez les plantes et chez les animaux inférieurs, est-ce donc une raison pour la considérer chez les hommes comme arbitraire et purement légale ? Le « moderne » Nietzsche nous apprend, avec le vieil Hippias, que c’est par l’histoire qu’on peut déterminer ce qui est de droit ; il nous apprend, avec Thrasymaque, qu’il n’y a d’autre droit naturel que la force. Il n’entrevoit même pas ce qu’entrevoyait déjà Calliclès : que les lois positives n’ont pu s’établir qu’en ayant la force pour elles, d’où il suit que ce sont précisément les lois positives qui sont les vraies lois naturelles, que la vraie force supérieure est donc la force sociale, non la force individuelle, qu’enfin cette force sociale est une force d’union et de coopération encore plus que de conflit et de lutte.

Nous avons vu l’originalité, chez Nietzsche, commencer presque toujours avec la perversion maladive d’idées banales ; en voici un nouvel exemple. Que « tout rapport de droit se ramène aux formes primitives de l’achat, de la vente, de l’échange, du trafic en un mot », c’est une idée devenue banale en Allemagne depuis Karl Marx, et qui, d’ailleurs, n’en est pas moins fausse ; Nietzsche s’empresse de la faire sienne. Que la « compensation équivalente », qui succéda au talion dans la justice barbare, allât jusqu’à imaginer une équivalence entre un dommage causé et une souffrance infligée à l’auteur du dommage c’est encore une idée non moins banale pour quiconque a lu la loi des Douze Tables ou connaît le Shylock de Shakespeare : le créancier était autorisé à couper un morceau de la chair du débiteur en échange de la dette : si plus minusve secuerint, ne fraude esto. Comment arriver à pervertir encore davan-

  1. Généalogie de la morale, trad. franç., p. 121.