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nietzsche et l’immoralisme

vérité, c’est-à-dire, au fond, comme religion du vrai, et comme utilité, c’est-à-dire industrie en vue du bonheur du plus grand nombre. Ce résultat de la science, comme de tout ce qui est démocratique, c’est « l’appauvrissement de l’énergie ». Dans la république des savants comme dans celle des socialistes, chacun n’est qu’un manœuvre, un fonctionnaire, un ouvrier à la tâche, un maçon qui apporte sa pierre, petite ou grosse, à un édifice qui ne portera pas son nom. Le savant semble à Nietzsche tout le contraire du poète ou du philosophe, c’est-à-dire du créateur. Voyez, dit-il, dans l’évolution d’un peuple, les époques où le savant passe au premier plan ; ce sont les époques de fatigue, souvent de crépuscule, de déclin. « C’en est fait de l’exubérance d’énergie, de la certitude de vie, de la certitude d’avenir. La suprématie du mandarin ne signifie jamais rien de bon ; tout aussi peu que l’avènement de la démocratie, que les tribunaux d’arbitrage remplaçant les guerres, que l’émancipation des femmes, la religion de la souffrance humaine et autres symptômes d’une énergie vitale qui décline. » Les adversaires scientifiques des religions ne sont eux-mêmes que des « rachitiques de l’esprit ». Et ces fameuses victoires de l’homme de science ! « Est-ce que la tendance de l’homme à se rapetisser, sa volonté de se faire petit, n’est pas, depuis Copernic, en un continuel progrès ? Hélas c’en est fait de sa foi en sa dignité, en sa valeur unique, incomparable dans l’échelle des êtres ; il est devenu un animal, sans métaphore, sans restriction ni réserve, lui qui, selon sa foi de jadis, était presque un Dieu (enfant de Dieu, Dieu fait homme). Depuis Copernic, il semble que l’homme soit sur une pente qui descend… Toute science (et pas seulement l’astronomie, sur l’influence humiliante et déprimante de laquelle Kant nous a laissé ce remarquable aveu : « Elle anéantit mon importance… »), toute science naturelle ou contre nature, j’appelle ainsi la critique de la raison par elle-même, travaille aujourd’hui à détruire en l’homme l’antique respect de soi,