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morale des maîtres et morale des esclaves

clavage est une des conditions essentielles d’une haute culture : c’est là, il faut bien le dire, une vérité qui ne laisse plus place à aucune illusion sur la valeur absolue de l’existence. C’est là le vautour qui ronge le foie du moderne Prométhée, du champion de la civilisation. La misère des hommes qui végètent péniblement doit être encore augmentée pour permettre à un petit nombre de génies olympiens de produire les grandes œuvres d’art ». Le progrès de la culture n’a pas pour effet de soulager les humbles : les ouvriers du XIXe siècle ne sont pas plus heureux que les esclaves de l’époque de Périclès. Nietzsche reproduit ainsi, sans les critiquer, toutes les idées courantes depuis Schlegel, Hegel, Cousin et Renan. Mais l’exemple même qu’il donne de nos ouvriers comparés aux esclaves antiques est la meilleure réfutation de sa thèse : il suffit de lire, dans les auteurs grecs, la manière dont les Spartiates, dont les Athéniens eux-mêmes, dont les Romains traitaient leurs esclaves, pour réduire à sa valeur le paradoxe de ceux qui croient à l’éternelle équivalence des conditions humaines. Prétendra-t-on également que les famines sont aujourd’hui aussi nombreuses et aussi meurtrières qu’au moyen âge ? Quoi qu’en puisse dire Nietzsche, le servage fut un adoucissement de l’esclavage, le salariat a été un adoucissement du servage, et nous tendons aujourd’hui à la suppression du salariat lui-même au profit de la coopération et de l’association ; c’est-à-dire que nous tendons à une plus grande justice parmi les hommes et à une plus grande égalité de droits, qui produira une plus grande égalité de jouissances. Un contemporain de Karl Marx aurait pu concevoir, sur ce sujet, des idées un peu moins arriérées que celles qui ont séduit Nietzsche.

Continuant de développer les doctrines que Renan, après Victor Cousin, avait empruntées à Hegel, — et qui devaient finir par se retourner contre la France, — Nietzsche soutient que l’importance d’un progrès se mesure à la grandeur des sacrifices qui doivent lui être