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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/166

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nietzsche et l’immoralisme

faits. La fin justifie les moyens : « L’humanité, en tant que masse, sacrifiée à la prospérité d’une seule espèce d’hommes plus forts, voilà qui serait un progrès[1] ».

Cette théorie du droit des plus forts repose sur l’idée vague de force, qui, scientifiquement, n’offre aucun sens, puisqu’elle peut désigner la force physique, la force cérébrale, la force de la volonté, la force de l’intelligence, la force même de l’amour, — car l’amour, lui aussi, est une force. Quels sont donc enfin ces forts auxquels il faudrait sacrifier l’humanité ? Sont-ce de simples hercules de foire, ou des hercules de la pensée, ou des hercules du cœur ? Ces derniers repousseront le sacrifice d’autrui, ils se sacrifieront plutôt à autrui. Est-ce donc simplement au succès et à la victoire que se mesurera la force ? À ce compte, assurément, les Anglais sont plus forts que les Boers ; je vois bien que leur triomphe est celui des gros bataillons et des gros sacs d’argent sur les petits, mais est-il sûr qu’il soit celui des « héros » sur la « canaille » ? Si les Anglais « dominent » les Boers par certains côtés, peut-être les Boers les dominent-ils par d’autres, qui ont plus de grandeur.

Le triomphe prétendu assuré des meilleurs, la formation d’une aristocratie par la lutte pour l’existence ou pour la puissance est un résultat contesté aujourd’hui par tous les sociologues et même par tous les biologistes. Supposez, a dit M. Vaccaro dans son livre sur la Lutte pour l’existence, qu’un lion très puissant, après avoir disputé à un tigre un cheval tué par ce dernier, soit sur le point de le manger, lorsque survient un autre lion moins fort que lui, mais qui a dormi toute la journée ; le plus dispos pourra l’emporter sur le plus las et le plus affamé. Ce n’est sans doute là qu’un cas accidentel ; mais les accidents de tous genres remplissent l’histoire animale comme l’histoire humaine. Par cela même que les « meilleurs » ont une organisation plus

  1. Généalogie de la morale, tr. fr., p. 125.