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les jugements de nietzsche sur guyau

leur expansion, Guyau a voulu faire en morale une juste part à l’idée de socialité, dont l’individualisme outré de Nietzsche devait méconnaître l’importance, et dont l’évolutionnisme, dont le darwinisme, dont le positivisme comtiste avaient déjà montré la portée scientifique. Quand, à la page 49, Guyau appelle « les devoirs moraux des formes de l’instinct social ou altruiste », Nietzsche s’écrie : « Idée fixe (en français) : les devoirs moraux comme formes diverses de l’instinct social ou altruiste ! » Nietzsche n’en revient pas d’étonnement ! À la page 165, Guyau suppose un spectateur témoin d’une attaque, et demande : « Pourquoi se mettra-t-il à la place de celui qui se défend, et non de l’autre ? » Nietzsche, dont nous connaissons l’humeur agressive et qui fait partout l’éloge de l’attaque, s’empresse de répondre : « Ce n’est pas du tout là toujours le cas. » — Mais, continue Guyau, « ne prenons-nous pas toujours parti pour le plus faible ? » — « Pourquoi ? répond Nietzsche ; volonté de puissance ! » — C’est donc, selon Nietzsche, uniquement pour déployer notre force dominatrice que nous prenons le parti des faibles ; notre apparente sympathie n’est pour nous qu’une nouvelle occasion de développer notre pouvoir sur autrui. Le penseur altruistique et le penseur égoïstique sont en pleine opposition ; mais il faut convenir que l’interprétation exclusive du nouveau La Rochefoucauld par la « puissance propre » est encore plus suspecte que celle de l’ancien par « l’amour propre ».

On se souvient que, des conditions vitales de l’existence individuelle et collective, Guyau déduit une loi d’expansion, qu’il substitue comme équivalent à l’impératif catégorique et à l’obligation proprement dite. Il n’admet pas pour cela le scepticisme moral, quoiqu’il en ait marqué avec pénétration les vraies bases. À la page 124, en effet, Guyau montre que, pour le scepticisme moral, la moralité pourrait se réduire à une illusion intérieure ou sociale nécessaire, à un des arts dont la vie même a besoin. « L’art forme un moyen terme