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nietzsche et l’immoralisme

Guyau, après une analyse de profonde psychologie et de science rigoureuse, avait d’avance prononcé le mot décisif qui condamne Nietzsche : la prétendue morale des « maîtres » est une morale d’ « enfants », quand ce n’est pas une morale de « fous ».

Le jugement de Guyau sur Napoléon est bien plus vrai que celui de Nietzsche, qui s’est laissé fasciner, comme un romantique, par le romanesque napoléonien. « Certains caractères, dit Guyau, ont surtout la fécondité de la volonté, par exemple Napoléon Ier ; ils bouleversent la surface du monde dans le but d’y imprimer leur effigie ; ils veulent substituer leur volonté à celle d’autrui, mais ils ont une sensibilité pauvre, une intelligence incapable de créer au grand sens du mot, une intelligence qui ne vaut pas par elle-même, qui ne pense pas pour penser et dont ils font l’instrument passif de leur ambition[1]. » Aussi leur puissance finit-elle par se perdre en impuissance : leur « volonté de pouvoir » s’est trahie elle-même.

Je ne sais quelles autres objections Guyau aurait pu faire à Nietzsche s’il eût connu son système, mais assurément, de ce que la vie se « surmonte » sans cesse, conclure qu’elle est ipso facto « empiétement, exploitation, violence », lui eût semblé un. paradoxe qu’aucun lyrisme ne justifie. Le meilleur moyen de se dépasser soi-même n’est-ce pas, comme il le dit, de « se répandre en autrui », d’aimer les autres et d’agir pour humanité ?

Nietzsche, qui se croit un avancé, eût semblé à Guyau un retardé, un réactionnaire non seulement en politique, mais en philosophie. De fait, il s’est enrôlé dans ce qu’on peut appeler la grande réaction contre la raison et contre la science. Cette réaction a pris la forme de l’irrationalisme, qui méprise l’intelligence et abandonne l’intelligibilité à la « petite science », et qui croit que la réalité est, en son fond, illogique, incompréhensible,

  1. Esquisse d’une morale, p. 100.