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nietzsche et l’immoralisme

« grand art » n’est pas celui « qui se confine dans « un petit cercle d’initiés », de gens du métier ou d’amateurs : c’est celui qui exerce son action sur une société entière, qui renferme en soi « assez de simplicité et de sincérité » pour émouvoir tous les hommes intelligents, et aussi (ce que Tolstoï néglige de dire) assez de profondeur pour fournir substance aux réflexions d’une élite. En un mot, « le grand art se fait admirer à la fois de tout un peuple (même de plusieurs peuples) et du petit nombre d’hommes assez compétents pour y découvrir un sens plus profond ». Le grand art est donc « comme la grande nature ». Selon Guyau, la caractéristique même de l’art maladif des décadents, c’est « la dissolution des sentiments sociaux, le retour à l’insociabilité ». Vous reconnaissez la thèse de Tolstoï, qui reproche à l’art décadent son « isolement », son égoïsme, sa séparation aristocratique d’avec la société universelle, et qui invoque bien souvent les mêmes exemples qu’avait déjà donnés Guyau. Mais Tolstoï mêle à ces grandes vérités des exagérations paradoxales et des boutades inadmissibles ; ses doctrines sentent l’amateur et révèlent l’insuffisance de son éducation philosophique. Si l’on voulait faire dans son livre sur l’art le partage des vérités et des erreurs, le moyen le plus simple et le plus court serait de le comparer à l’Art au point de vue sociologique. Le livre de Guyau renferme toutes les idées essentielles de la thèse sur l’art social ; Tolstoï en a brillamment exprimé les idées accessoires. Le grand écrivain russe se laisse aller à une foule d’impressions personnelles, souvent inexactes, qui font trop de son livre, consacré pourtant à l’art impersonnel, une œuvre encore individualiste et, par cela même, entachée d’ « isolement ». En philosophie et en sociologie, Tolstoï demeure un impressionniste, au moment même où il voudrait être un apôtre de l’humanité. C’est ce que nous constaterons aussi trop souvent chez Nietzsche, qui s’est fait le grand adversaire de Tolstoï, mais qui par-