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nietzsche et l’immoralisme

volonté du vrai.[1]» La connaissance n’est donc que le moyen, que le « sentier » de la volonté, qui d’ailleurs va devant soi sans avoir aucun objet fixe.

Dans cette théorie sur les rapports de la connaissance et de la puissance, Nietzsche s’est souvenu du « monde comme représentation », décrit par Schopenhauer et, avant Schopenhauer, par Kant. Nietzsche n’aperçoit dans l’intelligibilité que ce qu’on pourrait appeler l’imaginabilité ou la possibilité d’être représenté. Dès lors, sa thèse devient facile à soutenir. Nous voulons imaginer l’être, or il est certain que l’être n’est pas imaginable, puisqu’il n’entre pas du dehors en nous par les sens et la perception : il n’a donc jamais été imaginé et ne le sera jamais.

On peut accorder à Nietzsche que la volonté de vérité a été d’abord un besoin d’imaginer, sinon l’être, du moins les actions des êtres, des êtres utiles ou malfaisants. Le sauvage de l’âge de pierre se représentait l’ours des cavernes bondissant sur lui pour l’étrangler. Toutes les représentations primitives étaient sous la norme de l’utilité vitale. Et comment l’ensemble de ces représentations aurait-il pu vraiment représenter l’être ? Pourtant, elles en représentaient une partie, le petit coin de l’univers où le sauvage vivait, agissait, jouissait, souffrait, désirait. En ce sens, quoi qu’en puisse dire Zarathoustra, elles avaient déjà leur vérité, précisément parce qu’elles avaient leur réalité.

Dans notre Critique des systèmes de morale contemporaine (1883, pp. 298-306), nous avions fait nous-même une critique analogue de l’idée de vérité et du caractère de bien en soi attribué à cette idée ; nous avions même fait la critique du caractère de bonté attribué à l’intelligence comme telle. Nous avions dit en propres termes, avant Nietzsche, ces mots (qu’il a peut-être lus) : « Le plaisir de savoir est au fond le plaisir de la difficulté

  1. Ainsi parla Zarathoustra, tr. fr., p. 156, chapitre de la Victoire sur soi-même.