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le vrai comme volonté de puissance

nous les faire pressentir. Nietzsche sait tout cela, comme le premier élevé venu d’un gymnase ; il a, lui aussi, mis en avant ce principe, soutenu par l’école anglaise, par Guyau, par nous-même[1], que nos sens sont primitivement des instruments d’utilité vitale, non de connaissance désintéressée et, par conséquent, ne peuvent nous renseigner sur ce que sont les choses indépendamment de nos propres besoins. Comment donc oublie-t-il maintenant ce même principe, au point de vouloir nous persuader qu’un monde n’est pas plus vrai que l’autre, que le monde de Copernic n’est pas plus vrai, disons plus réel, que celui de Ptolémée, que les livres de physique aux mains de nos étudiants ne mirent pas mieux la réalité que ceux de Thalès ? « Rien n’est vrai », cela veut dire, en dernière analyse : rien n’est réel. Au delà de la sensation présente et de l’apparence fugitive, il n’y a rien ; non seulement « l’homme est la mesure de tout » ou encore le moi unique de Stirner est la mesure de tout, mais la sensation actuelle est la mesure de tout, elle est tout le réel. Si nos savants n’admettent pas une telle aberration de la pensée, ils ne sont pour cela ni des ascètes, ni des mystiques ; ils ont, au contraire, le pied appuyé sur la terre ferme, et c’est Nietzsche qui est le jouet d’un mirage aérien. Point n’est donc besoin, à notre avis, de supposer un monde vrai derrière le monde réel, mais, dans le monde réel lui-même, il y a un monde total qui déborde l’homme, et il y a un monde purement humain qui est celui de nos sensations et même de nos connaissances, simple fragment du réel, partie que nous ne devons pas confondre avec le tout. C’est le tout qui est vrai, parce que seul il est totalement réel ; et plus, par la science (que Nietzsche veut en vain rabaisser), nous embrassons de rapports, de connexions de faits, de lois, plus nous nous rapprochons du tout, de la vérité identique à la réalité. Dans notre conduite même, nous pouvons aller en un sens conforme ou contraire à la vérité

  1. Voir notre Psychologie des Idées-forces, t. I.