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le vrai comme volonté de puissance

Seulement Guyau ne s’en tenait pas à l’idée d’une illusion universelle et irrémédiable :

Chaque progrès au fond est un avortement,
Mais l’échec même sert…
De nos illusions se fait la vérité.
Chaque homme pris à part est le jouet d’un rêve,
Et cependant ce rêve un jour surgit réel :
L’œuvre que j’ai manquée un jour sans moi s’achève ;
Las, épuisé, je tombe au moment où se lève
L’aube que j’appelais en vain du fond du ciel.

Nietzsche, à son tour, adopte l’idée de l’universelle illusion, mais en l’exagérant jusqu’à supprimer tout ce qu’on appelle « vérité », et il se persuade que l’idée est neuve. « Établissons, dit-il, de quelle façon nous (je dis « nous » par politesse…) concevons le problème de l’erreur et de l’apparence. » Nietzsche se croit donc le premier à concevoir le « devenir » comme la seule réalité, l’unité et l’identité comme des illusions ; il ne sait plus qu’il y a eu avant lui un Héraclite, un Hume et tant d’autres ; il a inventé le phénoménisme, il a découvert cette Méditerranée !

Accordons-lui cependant son dogme prétendu nouveau du phénoménisme absolu et de l’illusionnisme absolu ; il n’y gagnera qu’une contradiction de plus avec les autres dogmes de sa religion. Si, en effet, il n’y a que devenir et phénomènes sans lois (et c’est ce que soutient Nietzsche, qui raille l’idée humaine de loi), comment admettre cependant des nécessités et professer le fatalisme absolu ? Nécessité, c’est retour identique des mêmes phénomènes, c’est unité. Et nous verrons plus loin l’importance qu’a prise dans la religion de Nietzsche l’idée de « l’éternel retour ». Comment donc peut-il nier toute loi, lui qui fait du retour circulaire la loi des lois ? Il ne s’imagine pas, sans doute, que philosophes et savants entendent encore par loi une législation de quelque volonté, et non une nécessité fondée dans la nature même des choses[1] !

  1. La pensée de Nietzsche, d’ailleurs, est en flottement perpétuel.