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nietzsche et l’immoralisme


De plus, comment Nietzsche pourra-t-il concilier un phénoménisme et un réalisme aussi absolus avec ses propres efforts pour pousser l’humanité vers l’idéal du surhomme ? — « Personne, dit-il, ne donne à l’homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres, ni lui-même… La fatalité de son être n’est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L’homme n’est pas la conséquence d’une intention propre, d’une volonté, d’un but, — avec lui, on ne fait pas d’écart pour atteindre un idéal d’humanité, un idéal de bonheur, ou bien un idéal de moralité ; il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque.[1]. »

    Son amour de la puissance vivante et indépendante lui fait, dans certains passages, rejeter le déterminisme proprement dit, le déterminisme de l’intelligence et de ses lois appliquées aux choses mêmes. « Le déterminisme, dit Nietzsche, est une mythologie ; dans la vie il n’y a que des volontés fortes et des volontés faibles. C’est presque toujours un symptôme de ce qui lui manque, quand un penseur dans tout enchaînement causal éprouve quelque chose comme de la contrainte, un besoin, une obligation, une pression, un manque de liberté. C’est une révélation de sentir ainsi ; la personne se trahit… elle trahit sa faiblesse, son besoin de servitude. » Par delà le Bien et le Mal, § 21. — « Il convient, dit encore Nietzsche, de ne se servir de la « cause » et de « l’effet » que comme de simples conceptions, de fictions conventionnelles pour l’indication et la nomenclature, — non pour l’explication. »

    Ainsi Nietzsche veut, — non sans raison, — que nous ayons le sentiment d’agir et non d’être agis, de déterminer et non d’être déterminés, d’être causes pour notre part et non pas seulement effets. Il n’admet pas pour cela que nous soyons libres ; au contraire : il ne rejette que cette forme particulière de déterminisme qui aboutit à un abus du sens des mots cause et effet. « Il ne convient pas, dit-il, de réunir faussement cause et effet à des substances, comme le font les naturalistes et quiconque fait du naturalisme dans la pensée, conformément a la dominante balourdise mécaniste, qui laisse la cause presser, pousser, heurter, jusqu’à ce qu’elle agisse. » (Ibid.)

    Dans l’en soi, conclut Nietzsche avec Kant et Schopenhauer ; « il n’y a pas de lien causal, de nécessité, de déterminisme psychologique ; l’effet ne suit point la cause, et il ne règne pas de loi’ ».

    Nous voilà revenu à l’en soi, que Nietzsche niait tout à l’heure comme une illusion ! Au fond, il n’admet que des puissances, et des puissances supérieures contraignant les puissances inférieures ; mais, par cela même, il professe plus que du déterminisme, il professe un nécessitarisme de puissance, un fatalisme dynamiste.

  1. Crépuscule de idoles, p. 155.