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la critique de la morale

du devoir (après les travaux des sceptiques et ceux de la critique kantienne, d’ailleurs insuffisante), Nietzsche est forcé, en dernier ressort, de prendre le mot de valeur au sens purement pratique : nécessité ou utilité de la morale. « L’efficacité d’un médicament sur un malade, dit-il, n’a aucun rapport avec les notions médicales de ce malade, qu’elles soient scientifiques ou qu’il pense comme une vieille femme. Une morale pourrait même avoir son origine dans une erreur, cette constatation ne ferait même pas toucher au problème de sa valeur » — Si fait, dirons-nous, de sa valeur objective et théorique, mais non pas, il est vrai, de sa valeur pratique d’utilité ou de nécessité. « La valeur », — entendez la valeur pratique, — « de ce médicament, le plus célèbre de tous, de ce médicament que l’on appelle morale, n’a donc été examinée jusqu’à présent par personne ; il faudrait pouvoir, avant toute autre chose, qu’elle fût mise en question. Eh bien, c’est là précisément notre œuvre.[1] » Enfin nous tenons le point de départ de Nietzsche, sa grande et mémorable découverte : il a mis en question, et ensuite nié la valeur pratique, la nécessité et même l’utilité de la morale pour l’homme et les hommes. En dépit des apparences de clarté qu’offre cette formule, il reste encore un mot vague : la morale. La morale absolue, impérative, obligatoire, Nietzsche ne peut plus dire qu’il soit le premier à l’avoir mise en question. S’il s’agit d’un ensemble quelconque de prescriptions hypothétiques ou relativement utiles et même nécessaires dans des conditions de vie données, Nietzsche prétendra-t-il qu’on peut toujours s’en passer, qu’il n’y a aucune règle quelconque pour les hommes, qu’ils doivent vivre dans la complète anarchie ? — Non, Nietzsche est le premier à reculer d’horreur devant les anarchistes, devant cette « canaille » qui ose vouloir secouer tout joug, alors que la vie a pour essence d’obéir et de commander. Ce n’est donc

  1. Le gai Savoir. Ibid.