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Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/93

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la critique de la morale

vous de ce fait un timide ? Régulus et Thraseas furent-ils des timides ? On peut d’ailleurs se demander ce qu’il y avait de si tropical et de si héroïque en un Borgia, monstre t ortueux, venimeux, empoisonné et empoisonneur, encore plus rusé et faux que violent. Il avait partout avec lui son poison tout prêt, et aussi son bourreau. Mais que l’empoisonnement, que la débauche qui énerve, appauvrit, tarit la vie dans ses sources mêmes, fait mourir l’homme avant l’âge dans la pourriture, que tout cela soit ce qu’il y a de plus sain pour l’homme, ou peut se permettre là-dessus quelques doutes. La vie luxurieuse n’est pas toujours la vie luxuriante. Les moralistes, certes, n’ont aucune « haine contre la forêt vierge », mais que l’homme raisonnable du XXe siècle doive ressembler à l’anthropophage de la forêt vierge, il est encore permis d’en douter. Nietzsche lui-même, au fond, ne l’admettait pas ; pourquoi donc ces hyperboles enflammées en l’honneur du crime ?

Ces pages tant vantées de Nietzsche, avec toute leur éloquence, sont un tissu de contradictions, qui viennent se suspendre à cette inconséquence fondamentale : pourquoi désirez-vous vous-même si passionnément et si noblement l’élévation de la vie, sinon parce que c’est à vos yeux le bien ? Dès lors, au lieu de nier le bien, la vertu, la vérité, contentez-vous de dire que l’humanité se trompe à chaque instant dans leur définition et leur détermination ; qu’il y a une justice mal comprise qui aboutit à des injustices ; qu’il y a une charité mal éclairée qui fait plus de mal que de bien… Il est vrai que ce serait là un lieu commun : les paradoxes prêtent mieux à la poésie satanique. Mais dire non à la morale sous prétexte qu’elle n’est pas favorable à l’élévation de l’humanité, c’est dire simplement que la morale fausse n’est pas la morale vraie. De même, dire non à la science sous prétexte qu’elle « déprime la puissance humaine et la vitalité humaine », c’est faire retomber les erreurs de la fausse science sur la vraie, pour accuser ensuite la vérité menée de mensonge. Proudhon avait énoncé