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la critique de la morale

débordante, il veut que nous lâchions la bride à tous nos instincts, à toute la nature tropicale qui demande expansion ; tantôt il veut que nous refrénions nos instincts. « Ces instincts », dit-il en effet (conformément à la plus antique sagesse), « se contredisent, se gênent et se détruisent réciproquement. La raison de l’éducation exigerait que, sous une contrainte de fer, un de ces systèmes d’instincts au moins fût paralysé, pour permettre à un autre de manifester sa force, de devenir vigoureux, de devenir maître. Le contraire a lieu, la prétention à l’indépendance, au développement libre, au laisser aller, est soulevée avec le plus de chaleur précisément par ceux pour qui aucune bride ne serait assez sévère. » Ainsi parle Nietzsche dans le paragraphe du Crépuscule des idoles qu’il intitule, par ironie à l’égard d’un couplet de la Marseillaise : Liberté, liberté pas chérie ! Cet autoritaire ne veut la liberté que pour lui-même et ses pareils, non pour les autres ; liberté aux maîtres, esclavage aux esclaves. Ascétique pour le peuple, il est ennemi de toute entrave pour les aristocrates. Quel est donc le sceau que les maîtres portent au front, et comment empêchera-t-il les esclaves d’essayer, eux aussi, de se faire maîtres à leur tour ?

Dans son Crépuscule des idoles, Nietzsche nous annonçait qu’il allait nous montrer comment on « philosophe à coups de marteau. » Mais frapper et briser tout, à tort et à travers, ce n’est pas faire œuvre de science. En prétendant abattre, avec la morale, la dernière des idoles, Nietzsche s’est bien gardé de rien définir. Il s’est borné, nous venons de le voir, à confondre la morale avec le christianisme, qu’il a lui-même confondu avec la « religion de la pitié » ; puis, à la faveur du vague et de l’obscur, il a fini par représenter la morale même comme le bouc émissaire sur lequel l’humanité doit se décharger, non pas de tous ses péchés, mais de tous ses maux. Il a d’ailleurs pris soin ici, comme toujours, de se réfuter lui-même et de donner