Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
73
la critique de la morale

s’amoindrit, comme vous l’amoindrissez ![1]. » Toute vraie valeur, en effet, est dans l’effort et le déploiement de puissance, dans la création, dans l’enfantement de l’art supérieur, qui pousse l’humanité en haut par le moyen d’hommes toujours plus hauts. Nietzsche dit en parlant de lui-même : « Nous autres derniers stoïciens »[2]. Continuant donc de s’adresser aux rêveurs de plaisir et de bien-être : « Vous voudriez si possible — et ce « si possible » est la plus insigne folie — abolir la souffrance Et nous ? — nous voulons, semble-t-il, la vie plus dure, plus mauvaise qu’elle ne l’a jamais été Le bien-être tel que vous le comprenez, mais ce n’est pas un but, c’est pour nous une fin ; — un état qui ferait aussitôt de l’homme un objet de risée et de mépris, qui rendrait sa disparition souhaitable ! C’est à l’école de la souffrance, de la grande souffrance — ne le savez-vous donc pas ? — c’est sous ce dur maître seulement que l’homme a accompli tous ses progrès. Cette tension de l’âme qui sous le poids du malheur se raidit et apprend à devenir forte, ce frisson qui la saisit en face des grandes catastrophes, son ingéniosité et sa vaillance à supporter, à endurer, à interpréter, à utiliser l’infortune, et tout ce qui lui fut jamais donné, de profondeur, de mystère, de dissimulation, de sagesse, de ruse, de grandeur : — tout cela ne l’a-t-elle pas acquis à l’école de la souffrance, formée et façonnée par la grande souffrance ? Votre pitié va à l’homme-créature, à ce qui doit être taillé, brisé, forgé, déchiré, brûlé, passé au feu, purifié, — à tout ce qui nécessairement doit souffrir, est fait pour souffrir ! — Et notre pitié — ne comprenez-vous pas à qui elle va, inversement, notre pitié à nous, quand elle se met en garde contre votre pitié comme contre la pire des faiblesses et des lâchetés ? — Ainsi donc : pitié contre pitié[3]. »

  1. Par delà le Bien et le Mal, § 225.
  2. Ibid., § 227.
  3. W. VII, 180 s. Traduit par M. Lichyenberger.