Page:Fourier - Sur l'esprit irréligieux des modernes et dernières analogies 1850.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Quel parallèle avec les cultes tolérants des divinités mythologiques ! Faut-il s’étonner après cela que l’esprit religieux soit anéanti chez les modernes, qu’il n’y reste qu’un simulacre de piété, fondé sur l’intrigue et la terreur, totalement dépourvu du puissant levier de l’amour ?


Long-temps les superstitieux ont su persuader aux princes que la religion était un puissant ressort pour contenir les peuples dans l’obéissance. Aujourd’hui cette assertion est confondue par l’expérience. Jamais souverain n’a été si bien obéi que Bonaparte, dont le peuple ne croyait pas à l’enfer et n’avait point d’esprit religieux. Il existait sous son règne un simulacre de culte, mais seulement pour empêcher qu’il ne s’en élevât d’autres : c’était un culte négatif. Sous son règne, les ministres de l’église étaient dédaignés et totalement dépourvus d’influence. Ni paysans ni citadins ne croyaient à l’enfer, et pourtant jamais nation ne supporta plus débonnairement le fardeau des impôts et les milices ; jamais armée plus brave, jamais peuple plus dévoué ; les Français seraient allés mourir pour lui jusqu’au dernier, et ce qu’il y a de plus inconcevable, c’est qu’ils l’aimaient, et quand il rentra au bout d’un an le peuple l’accueillit avec une joie frénétique dans les villes les plus religieuses, comme Lyon, et la France entière, à part la Vendée et la Provence, provinces d’intrigues, se leva avec ardeur pour aller de nouveau s’immoler pour lui.

Quel souverain saura obtenir pareil dévouement, s’il ne met en jeu que le levier de l’enfer, et quelle est l’erreur de ces hommes qui veulent aujourd’hui nous persuader que la jonglerie de l’enfer soit nécessaire à museler les civilisés ? L’invention de l’enfer n’est qu’un effet de faiblesse ; elle est due à des avortons qui s’apercevaient que pour gouverner la canaille civilisée et barbare, il faut la terrifier, la décimer au besoin. Le civilisé est semblable à un cheval vicieux, aimant le cavalier qui sait le dompter, méprisant et désarçonnant celui qui ne sait pas le tenir en bride. Quelques chefs qui ne savaient pas museler des hordes primitives, inventèrent les supplices de l’autre monde pour étayer leur faible administration. Celle de Bonaparte a prouvé que l’enfer est le levier des avortons politiques, et qu’un prince habile sait faire de ses peuples un essaim de séides, sans le pitoyable secours de l’enfer, jonglerie à supprimer sous un prince qui sait se faire respecter par lui-même. L’enfer est, comme la philosophie, bien inutile sous les gouvernements forts, bien dangereux sous les gouvernements faibles.

Le système de l’enfer a un inconvénient bien plus grand, c’est d’hébéter les esprits en calcul de mouvement, de les rendre incapables d’études sur les caractères et les attributions de Dieu.