m’accorderez que les petites fortunes sont, proportions gardées, beaucoup plus communes chez vous ; qu’une bonne partie de vos auteurs haut cotés en librairie, aujourd’hui, appartiennent à des familles à l’aise, qui leur ont facilité leurs débuts, et qu’enfin il existe en France, pour gagner sa vie dans les lettres, cent et mille moyens inconnus au Canada. Au moins, chez vous, un jeune homme peut toujours, en dernier recours, se faire bohème. Nous autres, nous n’avons même pas cette ressource. New-York est trop près de nous, Monsieur ; la mentalité américaine nous pénètre et nous déborde à notre insu, et la bohème, cette fleur de France, ne saurait s’acclimater sur nos rives. Joignez qu’il est bien plus facile de gagner de l’argent à Montréal qu’à Paris. Un jeune Français pauvre pourra bien se consacrer exclusivement à la littérature, estimant que, quant à jeûner, mieux vaut encore que ce soit dans cette carrière. Le jeune Canadien pauvre, au contraire, malgré son enthousiasme premier, n’attendra pas la trentaine pour briser sa plume ; tandis qu’il jeûne en mâchouillant des vers ou de la prose, il voit s’offrir à lui chaque jour une occasion nouvelle de sortir de la gêne pourvu qu’il veuille bien sacrifier ses rêves de gloire. Doit-on s’étonner s’il cède à la tentation ? Vos Français de France feraient comme lui. Monsieur.
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