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Page:Fréchette - Les hommes du jour Wilfrid Laurier, 1890.djvu/18

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raison, il aperçoit beaucoup à la fois, et son œil sait d’autant mieux embrasser l’ensemble. De là probablement chez lui cette unité de la pensée, qui, pour ainsi dire, taille l’homme d’un seul bloc comme une statue de marbre. De là peut-être aussi l’inflexibilité de son caractère. Car, si rien n’est plus souple que l’éloquence de Laurier, rien n’est plus rigide que son esprit sur une question de principe. C’est le chêne de Lafontaine : il peut rompre, mais ne pliera jamais.

N’est-ce pas là aussi ce qui fait qu’on le dirait un peu fataliste ? Un revers ne l’affecte pas plus que le succès ne l’étourdit. Il le reçoit presque avec le même sourire. Son échec de 1877 était un terrible coup porté en pleine poitrine ; c’était un effondrement inattendu, peut-être fatal. J’étais près de lui, ce soir-là, avec d’autres amis ; nous nous sentions écrasés. Or sa bonne humeur n’a pas dévié d’une ligne de son calme habituel, et sa main n’a pas eu le plus léger tremblement sur le verre qu’il leva à la santé des jours meilleurs. Je me demande si, de même que le doit et l’avoir dans les livres d’un caissier, les événements heureux et malheureux n’entrent pas en ligne de compte prévue comme partie nécessaire de l’ensemble dans les calculs de cette âme à la trempe si profondément philosophique.

Je l’ai dit plus haut, Laurier est un patriote, mais c’est un patriote de son temps ; et, si bizarre que soit l’expression, j’ajouterai : de son pays. D’autres, parmi nous, peuvent être plus français que lui : je veux dire plus enthousiastes des institutions françaises. Nul n’est plus véritablement canadien. Sa patrie, c’est le Canada, et non pas seulement la province de Québec. C’est vers le Canada tout entier qu’il dirige constamment ses vues et ses préoccupations patriotiques. Il aime sa race, il en est fier ; mais il cherche à développer chez lui et chez les autres ce qu’il y a d’élevé dans ce sentiment, et non ce qu’il peut avoir d’étroit et d’exclusif.

Quand à son libéralisme, il en a emprunté toute la formule aux seuls grands prêtres de la démocratie anglaise, et il en trouve l’essence dans la constitution de l’Angleterre, cette constitution assez élastique, suivant son expression, pour embrasser toutes les idées nouvelles, et assez solide pour servir comme d’arche entre les institutions du passé et les aspirations de l’avenir.

Aussi n’est-il pas de ceux qui déplorent outre mesure les vicissi-