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musiciens : voilà une marque de bonne volonté éclatante et presque héroïque. Lequel de ces instrumentistes amateurs eût consenti à pareil jeu démocratique au pays de ses ancêtres ?…


Déconfiture de la Rolanderie

Alors que nos gentlemen farmers réussissaient médiocrement à maintenir leur train de vie ancien, leurs diverses entreprises, inaugurées avec beaucoup d’enthousiasme, périclitaient l’une après l’autre d’une façon décourageante. Comme chef responsable de la Rolanderie, Roffignac donna tout de suite la juste mesure de son imprévoyance. Meyer avait laissé un beau troupeau de porcs, d’un revenu assuré : mais en moins d’un an le grain manquait pour l’engraissage, parce qu’on avait négligé à peu près toute culture. Pour résoudre le problème, les porcelets furent simplement jetés à la rivière et les adultes en partie égorgés. Les saloirs étant bien insuffisants pour conserver une telle quantité de viande, le surplus fut entassé dans un petit bâtiment. Cela se passait en plein été : les mouches et les vers eurent tôt fait de transformer ce charnier en un foyer actif de putréfaction. Plusieurs années après, on voyait encore une pile d’ossements, vestige de cette singulière hécatombe.

Les industries de transformation des produits agricoles semblaient poursuivies par une sorte de fatalité, pour ne point mettre en cause surtout l’incompétence. Une petite manufacture de brosses ferma promptement ses portes. La tentative de fromagerie gruyère ne dura qu’un an. Son promoteur, Émile Janet, grand et beau jeune homme aux manières distinguées, ne possédait pas l’expérience en affaires de son père, le fabricant de champagne. En société avec le vicomte de Seyssel, il installa la machinerie appropriée dans un local modeste en troncs d’arbres. François Dunand et le fromager Bajolain connaissaient parfaitement leur métier ; mais les chefs de l’entreprise ignorèrent leur avis quand il fut question d’analyser d’abord le lait de la région. Le gruyère authentique provient de vaches qui passent toute l’année dans de riches pâturages, tandis que celles de la Prairie s’alimentent pendant plusieurs mois de fourrage sec. Le premier hiver, Janet et Seyssel perdirent trente des bêtes de leur troupeau. À la fin de 1893, ils abandonnèrent la partie.

Le projet de betterave à sucre, le plus ambitieux de tous, avait été mûrement pesé et se fondait sur des expériences concluantes. Roffignac avait distribué aux cultivateurs de la semence d’une variété particulièrement riche en sucre et un expert avait déclaré les résultats satisfaisants. C’est ainsi que fut décidée la création d’une raffinerie pour répondre aux besoins de la population de l’Ouest, qui devait s’alimenter de sucre en Allemagne. Peu après son retour de France, à l’automne de 1890 le comte exposa dans une assemblée publique, dont rendit compte le Manitoba Fress Press, de Winnipeg, les profits extraordinaires que l’on pouvait attendre de cette industrie. Il se dit assuré de recueillir en France le capital nécessaire — quelque 500,000 dollars, mentionnait la rumeur — à la construction et à l’équipement d’une manufacture pour extraire le sucre de la betterave. Il fit un voyage à Ottawa afin d’obtenir du ministre des Douanes l’entrée gratuite des machines. Le gouvernement lui refusa, néanmoins, l’autorisation de vendre les sous-produits contenant de l’alcool. Mais le capital attendu ne vint pas et le projet s’effondra.

Ces échecs successifs, en anéantissant les espoirs des agriculteurs-industriels sans expérience qui y avaient engagé des fonds considérables, présageaient à plus ou moins brève échéance une faillite générale de la colonie. La catastrophe se déclencha plus tôt qu’on ne l’attendait, dès la fin de 1893, par l’abandon forcé de la Rolanderie. Le comte de Roffignac, écrasé sous les dettes, avait des intérêts personnels dans presque toutes les entreprises, qui en subirent le contre-coup. Plusieurs des gentilshommes des débuts avaient déjà renoncé à une vie pour laquelle ils se sentaient peu d’aptitudes. Les autres allaient s’éloigner à leur tour, quelques-uns à regret. Il ne restera définitivement que des anciens serviteurs et ouvriers des premiers maîtres. Ces paysans ne doutèrent jamais que la vallée de la Pipestone ne fût capable de les nourrir.


Le monument Saint Hubert de la Duchesse d’Uzès

À l’abbé Muller, demeuré à Saint-Hubert pendant les trois mois nécessaires à l’érection de la chapelle, avait succédé l’abbé Henri Nayrolles, de l’Aveyron, qui retourna en France vers le même temps que les chefs de la Rolanderie. On attendait alors l’arrivée d’un groupe de marbre figurant saint Hubert avec ses chiens, don offert à la chapelle par la duchesse d’Uzès. Cette grande dame, fameuse par ses efforts pour relever la noble tradition de la vénerie française, connaissait sans doute personnellement des actionnaires et propriétaires de la Rolanderie. En tout cas, elle ne pouvait ignorer cette curieuse fondation qui faisait honneur à la vieille aristocratie de France dont elle était l’une des représentantes les plus illustres. Le baron de Boissieu obtint aisément de sa générosité, pour l’église de ses compatriotes, cette œuvre sculptée de ses mains. C’était une reproduction du groupe qu’elle avait déjà exécuté pour la basilique de Montmartre. Mais l’auteur désirait qu’il s’arrêtât, en route, à l’exposition mondiale de Chicago, où il fut très admiré. Ce retard fit qu’on se trouva l’année suivante, devant une situation nouvelle et non prévue. « La colonie de Pipestone ayant mal tourné », selon l’expression du baron de Boissieu lui-même, celui-ci ne crut pas devoir y envoyer une telle œuvre d’art. Il en informa la duchesse et tous deux convinrent de l’offrir en cadeau à Mgr Taché, qui l’accepta.