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transformation sur place des produits agricoles. L’insuffisance de la main-d’œuvre se fait toujours sentir. Pierre Foursin, qui visite alors Saint-Hubert, note que le personnel des travailleurs est bien inférieur à celui de l’état-major présent ; mais grâce aux efforts des chefs, la population active sera bientôt mieux représentée.

Toute une colonie vient de Pourru-aux-Bois (Ardennes) : la famille Chauvency, avec cinq enfants ; les célibataires Clément Clunier et Jean Collard. Le frère de ce dernier, Jean-Pierre Collard, avec sa femme et trois enfants, le rejoindra un peu plus tard.

Des gens d’Annonay (Ardèche), sans doute attirés par le comte de Soras, sont aussi en voie de former un petit noyau. La famille Jamet compte trois filles. Jean Sage, qui travaille sur la ferme Richelieu, sera le premier Français à faire souche à Saint-Hubert. Trois mois après son arrivée, il épousera Marie Sauze, également d’Annonay.

Émile Janet, célibataire, fils d’un fabricant de champagne d’Ay (Marne), songe à mettre sur pied une fromagerie de gruyère moderne. Il a amené deux excellents collaborateurs François Dunand, de Songieu (Ain), qui prendra la direction de l’entreprise, et Alexandre Jeannot, de Beynes (Seine-et-Oise). Arrivent en même temps : le comte Max de Quercize ; le vicomte Alphonse de Seyssel, de Songieu qui sera l’associé de Janet ; le comte Paul de Beaudrap, de Denneville (Manche), et sa femme, née Yvonne de Bibard, de Bray-sur-Somme (Somme) ; Louis Allène, Louis et Joseph Siaud, qui travailleront d’abord à la Rolanderie.


Souvenirs d’une brève période de gloire

Le baron et la baronne de Salvaing de Boissieu furent les hôtes de leur fille et de leur gendre à la Rolanderie. On y vit aussi le baron de Ravignan et plusieurs autres visiteurs de marque. Saint-Hubert se flatte de posséder les quatre premières familles nobles qui ont colonisé au Nord-Ouest. Il est certain qu’aucun autre centre n’eut jamais aussi riche collection de personnages titrés venus dans l’espoir de refaire leur fortune, tout en menant la vie de grands seigneurs. Un voyageur a remarqué au passage une fort élégante cavalière. C’est l’une des demoiselles van Brabant qui parcourt le pays au galop de son cheval. Et notre observateur de conclure : « Les amazones vont peut-être devenir nombreuses dans la vallée de Pipestone. »

Une Anglo-Canadienne de la région, faisant appel à ses souvenirs d’enfance, a noté ses impressions de cette brève et glorieuse période. Mrs L. W. D. Park écrit dans le Whitewood Herald :

« À leur arrivée, les comtes et leurs familles menèrent grand train. Ils importèrent des aliments coûteux, des vins, des sucreries et tous les objets de luxe variés auxquels ils étaient habitués.

« Ils firent venir de France des chevaux pur sang et des chiens de race, de même que les plus fins harnais pour l’équitation et la promenade. Ils circulaient beaucoup à cheval et en voiture. Les pimpants équipages apparaissaient sur les pistes sinueuses de la prairie — hautes charrettes anglaises qui avaient peut-être roulé au bois de Boulogne, tirées par des chevaux fringants et bien entretenus — avec pour unique spectateur probable un gopher (marmotte) solitaire, fort intrigué près de son terrier, ou un faucon planant nonchalamment au-dessus du vaste silence. »

Les comtes et leurs familles étaient très assidus aux courses du voisinage, à Cannington et à Moosomin. Ils arrivaient en carrosses à trois ou quatre chevaux, avec cochers et valets de pied en livrée — chapeaux hauts de forme, cocardes et gants blancs. Mrs Park évoque ces personnages féeriques, formant un contraste singulier avec les Cris au visage peint, drapés dans des couvertures, et leurs squaws portant « papooses » ficelés au dos :

« En bordure de la piste, était rangée une foule de gens de nationalités très diverses, où salopettes et chapeaux de paille prédominaient. Sur le terrain se détachaient çà et là quelques-uns des aristocrates français à cheval, en costume d’équitation impeccable et complet, avec cravache et martingale. Dans les charrettes anglaises ou les phaétons étaient assises quelques-unes des Françaises titrées, exquises avec des robes et des chapeaux de Paris. Leur teint, sous l’effet de l’art, était délicieusement rose et blanc, protégé contre le soleil de la prairie par des ombrelles en dentelle de soie. »

En l’honneur du baron et de la baronne de Boissieu se donna un bal fameux, demeure ineffaçable dans la mémoire des rares invités encore vivants. « C’est extraordinaire, écrit encore notre mémorialiste, la quantité de plastrons blancs que l’on parvint à rassembler, sans rien dire des gants de chevreau blancs. On vit bien des jolies toilettes dans le style des dernières années 80 — peut-être souvenirs de jours plus heureux outre-mer. Les pétulantes Françaises de haute naissance, en robes décolletées élégantes, le cou et les bras garnis de bijoux, respiraient un air de distinction réelle, en dépit du fruste entourage discordant. »

Dans le cours ordinaire des choses, le comportement de ces aristocrates vis-à-vis de leurs voisins pouvait paraître empreint d’une certaine hauteur. La barrière de la langue y était sans doute pour quelque chose. Ils firent pourtant de méritoires efforts pour s’adapter au milieu et entrer dans cet esprit de communauté fraternelle qui est l’une des caractéristiques de l’Ouest canadien. Une photographie de l’époque nous montre le groupe de la fanfare municipale de Whitewood. On y distingue aisément : le comte de Jumilhac (petit bugle), le comte de Soras (piston), Robert Wolfe (clarinette) et le comte de Langle (tambour). Quatre représentants de la haute artistocratie française et de la finance sur un total de onze