Page:Frémont - Les Français dans l'Ouest canadien, 1959.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est ainsi que depuis plus de soixante ans, la cour d’honneur de l’archevêché de Saint-Boniface s’orne d’un groupe en marbre de saint Hubert signé « Manuela » et dû au ciseau de la duchesse d’Uzès.


Retour heureux à la chicorée

Pendant la période sombre qui suivit la catastrophe, une surprise agréable fut la résurrection inespérée de la manufacture de chicorée.

Après le deuxième incendie, ce qui restait des machines détériorées avait été abandonné sur place comme inutilisable. « Je vous laisse tous ces débris, avait dit à Renoult le comte de Roffignac au moment du départ. Peut-être pourrez-vous en tirer quelque profit. » Le jardinier était, en effet, désireux de risquer une dernière tentative. Paul de Beaudrap lui en procura les moyens en fournissant les capitaux. Grâce à de nouveaux débouchés créés à Winnipeg, Vancouver, Victoria et Toronto, la fabrication de la chicorée, reprise sur une échelle modeste mais pratique, se révéla cette fois rentable, en dépit du mauvais renom dû aux erreurs premières. La qualité du produit ne donna plus sujet aux plaintes des acheteurs et la petite manufacture ne pouvait suffire à la demande.

Ce fut le retour en France des Beaudrap, en 1899, qui interrompit définitivement cette industrie de la chicorée. Et ce départ eut un motif plus noble que celui des camarades ruinés et découragés. Il n’y avait pas d’école à Saint-Hubert et pour être en mesure de donner une éducation française à ses enfants, la famille dut repasser la mer. Le comte déclarera plus tard : « C’est cette affaire de chicorée, montée avec M. Renoult, qui m’a procuré les seuls bénéfices que j’ai pu réaliser à Saint-Hubert. Pendant ces années de dépréciation et de sécheresse, nous vendions notre blé 40 sous le minot et les récoltes étaient légères. Si j’ai pu rentrer en France avec un certain capital, c’est à notre petit commerce de chicorée que je l’ai dû. »

De tous les membres aristocratiques de la colonie de Pipestone, Paul de Beaudrap fut le seul à demeurer fidèle jusqu’au bout à l’Ouest canadien. Car ce départ ne fut pas définitif. Cinq ans plus tard, l’ancien cultivateur et industriel de Saint-Hubert viendra avec sa famille s’établir de nouveau comme rancher dans l’Alberta. Et son fils, Xavier, est toujours agriculteur dans la région de Trochu. Bon sang ne peut mentir : les Beaudrap sont des arrière-petits-neveux de Jeanne d’Arc.


Le comte de Jumilhac et le comte de Soras

Le comte de Jumilhac, qui avait le physique et le tempérament d’un chef, fut un autre des premiers colons qui laissèrent un souvenir vivace. Son aventure de la Rolanderie ne fut pas la dernière. On le retrouve en 1898 à l’Île-à-la-Crosse, en route pour le Yukon, sur un petit vapeur dont il est co-propriétaire avec un Anglais et un Allemand des environs de Whitewood. Ces chercheurs d’or ne semblent pas avoir persévéré dans leur dessein. Un peu plus tard, le comte de Jumilhac prit part à la campagne du Transvaal, du côté des Boërs.

Au comte de Soras s’offrit, un jour, l’occasion de manifester ses sentiments d’affection et de reconnaissance envers l’Ouest canadien. Lors de la première Grande Guerre, trop vieux, à son vif regret, pour le service actif, il occupait un poste administratif dans l’armée. Ce qui lui valut la visite d’un artilleur, membre de la Police montée du Nord-Ouest, fils d’un ancien voisin de Whitewood. Le comte invita le jeune Canadien à son château de l’Ardèche et donna en son honneur un dîner auquel assistait l’aristocratie locale. L’épreuve fut assez dure pour le gars de l’Ouest, peu habitué aux manières de ce milieu ; mais aujourd’hui, c’est avec un large sourire que le vieux sergent Larry évoque ce curieux épisode de son séjour en France.

John Hawkes, qui fut rédacteur du Whitewood Herald, puis bibliothécaire provincial à Regina, écrit dans son livre Saskatchewan and its People, à propos de ces premiers colons de Saint-Hubert : « Tous et chacun ont droit à une place de grand honneur parmi les pionniers de la Saskatchewan. C’est toujours un souvenir agréable de se rappeler ces gentilshommes braves et courtois de la vieille France. L’auteur de ces lignes, qui les a connus et a travaillé avec eux, est heureux et fier d’avoir l’occasion de rendre un hommage permanent à leur valeur. »

Le même écrivain raconte une bévue qu’il commit en toute innocence. Oubliant que ces Français de haute extraction étaient foncièrement monarchistes, il offrit à Robert Wolfe ses condoléances lors de l’assassinat du président Sadi Carnot. « Wolfe me lança un regard glacial, dit-il, et demeura un instant muet. Puis il haussa légèrement les épaules, en étendant les mains, et laissa tomber d’un ton indifférent : « Oh ! vous savez, des présidents, on peut en avoir des masses… ». »


Saint-Hubert repart à neuf

Pour atténuer le désastre et protéger l’église de Saint-Hubert qui n’avait aucun titre légal de propriété, les autorités diocésaines de Saint-Boniface s’étaient vues dans l’obligation d’acquérir le domaine indivisible et lourdement hypothéqué de la Rolanderie. Dix ans après (1903), elles le cédèrent au prix coûtant aux Pères de Chavagnes, à qui fut confiée la paroisse. Celle-ci ne comptait alors que 150 âmes réparties en onze familles françaises, belges et canadiennes. Le P. Jérôme Boutin eut la tâche ingrate de liquider les affaires de la défunte société. La petite église du bord de la rivière avait été desservie très irrégulièrement par des prêtres des environs. Elle fut démolie et la pierre servit aux fondations d’une autre plus vaste en bois, à un mille et demi