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milles de long ! Au soleil levant, douze charrues s’alignèrent au départ, avec Trémaudan en tête. Douze fois douze pouces de large : les flammes auront peu de chance de franchir ce barrage. Cependant, à l’arrêt de midi, deux manquaient à l’appel. N’importe, dix fois douze pouces, ce sera encore une défense très efficace Mais à la collation de 4 h., il n’y avait plus que six charrues au travail. Fatigue des hommes ou des bêtes ?… Probablement les deux. À la nuit tombante, Trémaudan arriva seul chez lui, au point de départ, les mains encore fermes sur les mancherons. Il alla prendre un souper bien mérité.

Cet automne-là, il n’y eut pas de feu de prairie. La récolte de blé fit défaut, à cause de la sécheresse. Mais les jardins, plantés en terre neuve et bien cultivés, produisirent en abondance pommes de terre, choux, carottes et autres légumes. Avec les porcs et les poules, chaque famille eut des œufs et de la viande. Sans compter que les lapins, les lièvres, les canards et les poules de prairie étaient des gibiers à la portée de tous.


La première école

L’année 1894 s’acheva ainsi dans une prospérité relative et un contentement général. Les jeunes gens et les jeunes filles constituaient une partie importante de la colonie ; une salle de la Grande Maison leur fut réservée. Garçons et fillettes eux-mêmes, quand ils s’échappaient des maisons de mottes, venaient s’y divertir. Le 1er janvier fut marqué par un banquet. On compta soixante-sept convives autour d’une grande table unique. Le menu comprenait : porc frais rôti, poulets, canards sauvages, lièvres, etc., légumes de toutes sortes. Pas de service individuel : chacun remplissait lui-même son assiette à discrétion. Ce furent des réjouissances de famille entre Montmartrois. Pendant la soirée, chacun dut y aller de sa chanson. Joseph Perrey et Auguste-Henri de Trémaudan jouèrent à tour de rôle de l’accordéon. On ne se sépara pas avant le lever du soleil. Les célébrations se poursuivirent, à la mode canadienne, jusqu’à la fête des Rois. Nouveau banquet. La fève échut à Charles Écarnot, qui choisit comme reine Noémie de Trémaudan. Tous comprirent que cette royauté d’un jour n’était pas un simple effet du hasard

Les longues soirées d’hiver se passèrent agréablement à la Grande Maison, où les visiteurs étaient cordialement accueillis par le maître Pierre Foursin. Pendant que le vent rugissait au dehors, les uns relisaient les lettres reçues du pays natal, les autres feuilletaient La Presse, de Montréal, ou les journaux de France. Autour de la table du « bureau », les plus graves, pipe aux dents, se livraient à des discussions plus théoriques que pratiques. Foursin, calme et souriant derrière son lorgnon humide, la tête disparaissant dans un nuage de fumée, avait le don de trouver une solution moyenne qui mettait tous les discuteurs d’accord. À minuit, on se séparait avec de chaudes poignées de main et l’invitation à revenir Le collet relevé, la casquette rabattue sur les oreilles et les mains dans les poches, chacun se hâtait de rejoindre la chaumière où se tenaient la femme et la nichée endormies. On organisa aussi des veillées chantantes à la bonne franquette, auxquelles s’associaient les jeunes gens des environs, y compris l’Écossais Adams McCall, qui comprenait à peine quelques mots de français. Ah ! quel bon souvenir que cet hiver 94-95 ! Les soucis immédiats étaient légers, et immenses les espoirs du lendemain.

Mais il fallait songer à l’instruction des enfants qui grandissaient. L’ainé des fils Trémaudan, Auguste-Henri, âgé de 19 ans, de santé un peu délicate, montrait plus d’aptitudes pour la musique et les lettres que pour l’agriculture. Foursin le poussa vers l’École normale. Du petit séminaire de Guérande, où il avait fait ses études classiques, il était sorti avec une bonne connaissance de l’anglais. Après quelques mois passés à Regina, il revint muni d’un brevet d’instituteur de première classe. Montmartre, plus fortuné que bien d’autres colonies, allait avoir son école dès le début. La Société offrit l’une des salles de la Grande Maison et l’ouverture officielle eut lieu le surlendemain de la fête des Rois. Une douzaine d’élèves se présentèrent : Lucien, Léon, Marie et Henri Simonin ; Henri, René et Lucien Bastien ; Joseph Souchotte, Désiré de Trémaudan, un enfant Cariou, le garçon Nouchenotte et le plus jeune fils de Mme Fombeur. La langue principale enseignée fut le français, la seule parlée dans le centre naissant.

Les jeunes gens, de leur côté, demandèrent un cours d’anglais qui leur fut donné presque chaque soir. Deux fois par semaine, les leçons d’anglais étaient suivies d’un cours de danse dont Charles et Amédée Écarnot s’improvisèrent professeurs. À 11 h., Mme de Trémaudan venait chercher la lampe, ce qui clôturait la séance sans discussion.


Le « Grand Mariage »

Au printemps, d’autres colons arrivèrent : Alfred Douan, de l’Aisne, avec sa femme, deux garçons, trois filles et le grand-père Douan ; Paul Hamel, de Paris ; Aimé Bernard et sa femme ; Henri Tricoteux et sa femme : la veuve Auguste Gruyelle et ses fils, de Flines-lès-Raches (Nord) ; les familles Paul Longeau, d’Ostel (Aisne), et Émile Forêt. Mais à part les Douan, ces nouveaux venus s’établissent au lac Marguerite. Plusieurs préfèrent un peu d’eau et de bois à la prairie monotone.

Pierre Foursin avait dit que le premier mariage célébré à Montmartre le serait entièrement aux frais de la Société. Et il tint parole. Le 22 avril 1895, Charles Écarnot épousait Noémie de Trémaudan. L’abbé Roy procéda à la cérémonie nuptiale. Il y eut banquet et bal, le soir ; nouveau banquet le lendemain. Toute la colonie participa à ces réjouissances dont la splendeur, remarquable dans les circonstances, n’eut d’égale que la franche gaieté qui y régna. Dans la chronique de Montmartre, ce fut le « Grand Mariage ». Pour le voyage de