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Le poids de l’isolement

Dans les premiers temps, outre le travail ardu et les privations de chaque jour, il y eut le poids de l’isolement. Les colons vivaient éloignés les uns des autres, ne communiquant que par les lignes d’arpentage qui traversaient bois et marais. Rares étaient les nouvelles des parents et amis laissés au pays natal. Le bureau de poste le plus proche, Flett’s Springs. se trouvait à une bonne distance et quel chemin effroyable pour s’y rendre ! Cependant, grâce aux démarches de l’abbé Le Floch, la colonie eut bientôt son service postal hebdomadaire. C’est alors qu’elle prit le nom de Saint-Brieux.

Il peut paraître étrange de voir le Saint-Brieux de la Saskatchewan se terminer officiellement par un x, au lieu du c traditionnel de celui des Côtes-du-Nord. Plusieurs explications ont été données de cette anomalie. Selon la plus vraisemblable, les autorités d’Ottawa lurent mal le nom manuscrit qu’on leur avait adressé. Le timbre du bureau de poste consacra l’orthographe fautive, car personne ne s’avisa de demander une rectification : on avait d’autres soucis plus pressants…

Le samedi, jour du courrier, ne tarda pas à prendre de l’importance dans la vie de la communauté. On devançait souvent l’arrivée du « postillon » pour avoir le plaisir de bavarder avec les camarades au bureau de poste, qui eut pour premier local le logis du prêtre. L’affluence était plus nombreuse encore le dimanche, pour l’assistance à la messe. Avant et après la cérémonie, les conversations amorcées la veille reprenaient avec le même entrain. Et en priant devant l’autel de leur humble chapelle, ces chrétiens et ces chrétiennes renouvelaient la provision de courage si nécessaire pour l’accomplissement de leur tâche journalière.

Au nombre des plus fidèles étaient « le père et la mère » Thébaud. Ces deux sexagénaires, qui habitaient à cinq milles de là, partaient de grand matin, à pied, traversant marais, fourrés, ornières, d’un pas alerte et décidé. Avant d’atteindre la zone de la mission, ils échangeaient leurs vêtements trempés et boueux contre leurs habits du dimanche soigneusement portés sous le bras.


Des histoires d’ours au dénouement heureux

La chronique des premiers temps de Saint-Brieux renferme plusieurs histoires d’ours, un peu macabres, comme il convient, mais toutes d’un dénouement heureux. Il est clair que l’arrivée des colons dans ces parages solitaires dérangea un peu les habitudes des carnassiers qui y avaient élu domicile. Le premier fit son apparition dès le lendemain de la prise de possession. Il traversait la « Plaine » non loin de la tente commune dressée la veille. Surpris par des cris insolites, il s’arrête pour examiner les intrus. Quelques-uns ont couru à leurs fusils ; mais au moment où ils vont tirer, l’ours se lève sur ses deux pattes arrière, ouvrant une large gueule. Et nos braves de se replier sagement vers la tente. La bête fait demi-tour et grimpe dans un arbre voisin. Les chasseurs, reprenant courage, s’avancent de nouveau et cernent l’ennemi dans sa retraite. Au signal donné, toutes les armes font feu en même temps et l’animal criblé de balles tombe lourdement sur le sol. Hourra !…

François Rouault, qui explorait les environs, s’émeut de ces détonations et de ces cris de triomphe. Il accourt tout essoufflé vers ses camarades et leur crie de loin, en apercevant la victime qu’on se dispose à emporter :

— Arrêtez !… N’y touchez pas !… Donnez-moi la satisfaction de pouvoir dire que j’ai, moi aussi, tiré sur le premier ours !…

Et Rouault décharge son fusil dans la tête de maître Martin, qui ne donne plus aucun signe de vie.

Nos fiers nemrods se promettaient un festin fameux avec le produit de leur chasse inattendue : mais plusieurs heures de cuisson ne réussirent pas à attendrir cette chair coriace qui demeura intouchable.

Le célibataire Victor Quiniou, qui a construit un « shack » sur sa terre, ne s’y sent pas en sécurité. Un ours vient lui faire de fréquentes visites, cherchant une ouverture pour pénétrer à l’intérieur, collant son museau à l’unique fenêtre pour contempler d’un œil gourmand le propriétaire et les victuailles placées sur la table. Il va jusqu’à pratiquer un trou dans le toit pour mieux surveiller les gestes du pauvre Quiniou. Un voisin à qui celui-ci fait part de ses ennuis lui dit simplement :

— Pourquoi ne le reçois-tu pas à coups de fusil ?…

Il suffisait d’y penser… Le conseil fut suivi.

— Il n’est pas tombé, avouait modestement le Breton, mais il s’est enfui en grognant et je suis sûr de l’avoir touché.

C’était vrai : quelques jours plus tard, le même voisin découvrait la dépouille du visiteur indésirable à une centaine de mètres du logis de Quiniou.


Le premier hiver et la première école

Les pionniers de Saint-Brieux se sont toujours souvenus de leur premier hiver en Saskatchewan. On leur avait bien parlé de ses rigueurs extraordinaires, mais les splendides journées d’automne semblaient l’éloigner pour bien des semaines encore. Il survint en traître, sans le moindre avertissement, avec ses terribles tempêtes de neige et ses froids sibériens. Les vêtements apportés de France ne garantissaient guère les colons contre pareil assaut et les provisions de bois furent vite épuisées. Cette dure expérience servit de leçon. François Fagnou tenait chez lui une petite épicerie et Paul Boulanger — un Français venu du Manitoba — avait ouvert un magasin près de la mission, ce qui ne veut pas dire que tous pouvaient aisément se procurer des vivres sans avoir de longues distances à parcourir.