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Dès 1906, les familles établies dans le voisinage de la maison-chapelle sont déjà assez nombreuses, avec une population d’âge scolaire qui soulève le grave problème de l’instruction. La demeure de Boulanger, devenue libre par le départ de son propriétaire, fournira un excellent local d’un prix abordable ; mais qui consentira à venir faire la classe dans un pays si pauvre et si isolé ?… Les conditions exceptionnelles ne découragèrent pas Marie-Anne Manseau, de Sainte-Anne-des-Chênes (Manitoba), qui accepta sans hésiter de venir. Cette vaillante institutrice trouva dans la jeune colonie bretonne un milieu parfaitement à son goût et elle ne tarda pas à s’y fixer pour toujours. Un samedi, elle était au bureau de poste, attendant avec d’autres l’heure du courrier, lorsque entra Joseph Briand. Ce colon nouvellement arrivé, comme pour se libérer d’un cauchemar obsédant, attaqua aussitôt, en quelques phrases hachées, un récit à faire dresser les cheveux sur la tête. (Encore une histoire d’ours, qui sera la dernière…)

— Hier matin, je suis parti de Prince-Albert à pied… Le soir, à une dizaine de milles d’ici, je tombe sur la cabane abandonnée d’un arpenteur… Je pousse mon sac à provisions sous le lit et je m’étends sur les planches garnies de foin… Je m’endors presque aussitôt… Mais au beau milieu de la nuit, la porte s’ouvre avec fracas… Réveillé en sursaut, qu’est-ce que j’aperçois à la clarté de la lune ?… Un ours énorme qui s’avance vers moi !… Je me sens glacé de terreur, mais je ne perds pas la tête… J’ai lu quelque part que cet animal ne touche pas aux êtres sans vie… qu’il respectera même un homme faisant le mort… Alors, je me raidis, retiens mon souffle et demeure immobile pendant que la bête, en grognant, me flaire du visage aux pieds… Puis, sentant mes provisions dans le sac, elle les tire à elle avec sa patte et se régale sous mon nez… Après avoir tout dévoré, l’ours est parti dans un sourd grognement, comme il était venu… Une sueur froide me coulait du front et sur tout le corps… Pendant plusieurs heures, je suis resté cloué à ma couche, comme frappé de paralysie… Quel soulagement lorsque, au matin, j’ai pu sortir de ce lieu de supplice, le sac et l’estomac vides !…

On s’empressa autour du héros pour le féliciter de son sang-froid et de sa chance. Marie-Anne, très impressionnée par cette incroyable aventure, se fit présenter à Joseph Briand et lui serra chaleureusement la main. Les choses n’en restèrent pas là : quelques mois après, les deux jeunes gens se mariaient…

Le curé fondateur, l’abbé Le Floch, étant passé aux États-Unis, il fut remplacé par l’abbé Pierre Barbier. Ce prêtre ardéchois, qui comptait déjà quinze années dans l’Ouest, allait demeurer les quinze années suivantes à la tête de la paroisse et revenir plus tard y couler ses derniers jours. Il arrivait au moment où la colonie, après les dures épreuves des débuts, allait connaître une transformation rapide et inespérée.


Les sifflements de la première locomotive et la première visite pastorale

Le 1er janvier 1913 fut une date mémorable dans l’histoire de Saint-Brieux. Ce jour-là, les sifflements aigus d’une locomotive apportaient la preuve tangible que le centre breton se trouvait relié par le rail à Melfort. L’événement, attendu avec une impatience bien explicable, fut salué par un Te Deum d’actions de grâces chanté à l’issue de la messe, le dimanche suivant. Les cultivateurs purent enfin disposer de leur blé sur place ; mais il fallut attendre jusqu’en 1916 un service plus ou moins régulier et l’embranchement Humboldt-Melfort ne devait être achevé que quatre ans plus tard.

Avec la gare à proximité de la mission, un village va naître au cœur même de la colonie. Il possède bientôt deux magasins généraux, un restaurant, une quincaillerie, une écurie de louage, un entrepôt de bois à construction. Une ère de développement et de prospérité s’ouvre pour Saint-Brieux, qui ne compte pas encore dix ans d’existence.

Cette même année 1913, Mgr Pascal y fit sa première visite officielle. Trente cavaliers brillamment harnachés se portèrent à sa rencontre à six milles de l’église. L’adresse au nom des paroissiens, lue par le doyen Jean-Marie Gallays, contenait une allusion émue à l’accueil paternel de 1904, à laquelle l’évêque se montra très sensible. Il confirma quatre-vingt-deux enfants et adultes. À cette occasion, le P. Ernest-Désiré Croisier — un Breton du Finistère — avait prêché la première retraite de la paroisse, utilisant surtout sa langue maternelle, qui était celle de la grande majorité. Son dernier sermon, prononcé au pied de la croix fraîchement érigée qui avait remplacé celle de la prise de possession tombée de vétusté, remua profondément ses auditeurs. Deux ans plus tard, le P. Croisier, aumônier militaire, devait être tué dans les tranchées de l’Yser.


Nouvelle église et nouvelle école, malgré la guerre

La déclaration de la guerre s’abat comme un coup de foudre sur la colonie en plein essor. Dès la première semaine de la mobilisation, une dizaine de réservistes se mettent en route. D’autres suivent, et à mesure que le conflit se prolonge, le nombre des jeunes gens et des hommes en état de porter les armes diminue sensiblement sur les fermes. Des volontaires vont aussi s’enrôler dans l’armée canadienne. Ceux qui restent travaillent avec acharnement à la production des vivres pour les forces alliées.

L’état de guerre a obligé à suspendre tous les projets, en particulier celui de la construction d’une église au village même. Cependant, la première chapelle devenant de plus en plus insuffisante, l’abbé Barbier décide d’aller de l’avant et un nouveau lieu du culte digne de la paroisse sera inauguré quelques mois avant la signature de l’armistice. Puis, ce sera au