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Chapitre XXIV


Un vrai film « Western » — Le danger de l’esprit d’aventure — Un autre accident, plus grave que le premier — Encore une tunique rouge — Des brigands de la prairie — Ranchers de l’armée et de la noblesse — Aumônier à cheval dans la plaine — Le nom de Trochu apparaît sur la carte — Le groupe français de Red-Deer et la colonie phalanstérienne du lac Sylvan — Le prêtre Savoyard François Ferroug — Une ville-champignon : Castor — Deux agriculteurs-ranchers Basques


Un vrai film « Western »

Les premières pages de l’histoire des colons de France dans l’Alberta se déroulent comme un film de scènes empruntées à la vie des ranches et à celle de la Police montée du Nord-Ouest.

Premier tableau, 2 novembre 1874.

Un jeune Français de 20 ans, Jean d’Artigue, arrive à Edmonton. Il fait partie d’un détachement de la Police montée qui vient d’accomplir un voyage exténuant de cinq mois à travers un pays désert et sans voies de communication. Au Canada depuis plus d’un an et professeur à Montréal, il n’a pu résister à l’appel des autorités fédérales qui demandaient des volontaires pour leur police du Nord-Ouest récemment fondée. Depuis que, adolescent, il a dévoré les récits de Fenimore Cooper et autres romanciers du genre, Jean d’Artigue brûle du désir de connaître les pays merveilleux, théâtres de pareils exploits. L’occasion était vraiment trop belle pour ne pas la saisir au vol.

Il s’agit de mettre fin aux désordres causés par des aventuriers yankees qui fournissent aux Indiens des alcools frelatés, en échange de leurs fourrures. Que peut bien représenter au premier abord, pour des jeunes à l’imagination fertile, un tel travail d’épuration ? De joyeuses galopades à travers la prairie et de faciles victoires sur des malfaiteurs terrifiés… Mais la seule présence des forces de l’ordre, postées à quelques points stratégiques, mettra fin rapidement aux incursions des bandes de contrebandiers. La vie des policiers sera le plus souvent monotone et sédentaire pendant les longs mois d’hiver.

Ce que veut d’Artigue, c’est confronter les vrais Indiens avec les dires de ses romanciers. Autour de Fort-Edmonton, il a vu quelques Peaux-Rouges qui lui ont paru tout à fait dégénérés. L’enquête doit être poussée plus à fond. Le voilà rendu, par traîneau à chiens, à 100 milles au sud, au lac Buffalo, dans un camp de Cris où il est l’hôte d’un ami blanc qui trafique dans les fourrures. Son uniforme le désigne comme un visiteur officiel de marque et tous s’assemblent pour voir le « soldat ». Le chef Sweet Grass, entouré de son conseil et de ses lieutenants, lui souhaite la bienvenue et l’invite a un grand paw-waw en son honneur. Le Français à peine installé sur un siège à droite du chef, les Indiennes, jeunes et vieilles, font leur entrée. Et au son lugubre de trois espèces de tambourins, c’est le déchaînement de la chose indescriptible, presque inimaginable, que constitue une danse indienne authentique.


Le danger de l’esprit d’aventure

La plus belle et la mieux parée des jeunes filles s’approche du héros de la fête et l’invite par signes à danser avec elle. La situation est délicate, mais un refus serait considéré comme la pire des insultes. Jean d’Artigue, s’armant de courage, prend donc la main qui s’offre et fait de son mieux pour imiter les balancements de la tête, les contorsions de la figure et du corps, les mouvements grotesques des bras et des jambes dont il a été le témoin stupéfait. Cette performance, remarquable pour un premier essai, soulève un tonnerre d’applaudissements. Elle lui vaut les félicitations personnelles du chef et des membres de sa cour.

Mais le lendemain matin, le visiteur va s’apercevoir que sa belle aventure n’est pas sans danger. Sweet Grass vient en grande pompe, avec sa suite au complet, lui offrir en hommage d’admiration… sa fille, avec qui il a dansé la veille. Comment sortir de ce guet-apens imprévu ?… Essayons d’abord de gagner du temps, pense d’Artigue.

N’étant ni un valeureux guerrier ni un grand chasseur, dit-il, j’étais loin de m’attendre à un tel honneur ; mais si le chef insiste pour m’avoir comme gendre, qu’il m’accorde un délai de quelques jours, afin de convoquer mes amis d’Edmonton et de célébrer l’heureux événement avec tout l’éclat qui convient, en accord avec la tradition des Blancs.

Cette réponse comble de joie Sweet Grass, qui estime l’affaire réglée et se retire. Ouf ! notre candide policier l’a échappé belle ! En route maintenant pour les bords de la Red Deer, où il suit un groupe de chasseurs métis. Une fois de plus, le roman va devenir la réalité. Avec un cheval et un fusil empruntés, Jean d’Artigue prend part à la poursuite mouvementée d’un troupeau de bisons qui laisse de nombreuses victimes sur le terrain. Mais au