Page:Frémont - Les Français dans l'Ouest canadien, 1959.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par enchantement le long des nouvelles lignes de chemin de fer. Deux ou trois mois suffisent pour bâtir une coquette cité. Il y aurait intérêt pour nos capitalistes à y acheter des lots et à construire. Nous ne sommes malheureusement pas organisés pour surveiller les chances de succès. Il faudrait « une société de capitalistes ayant ici un comité de surveillance. Ce serait, après la religion de nos pères, l’agent le plus efficace d’influence et d’expansion française dans l’Amérique du Nord… »

L’abbé Ferroux discerne bien les obstacles qui empêchent la réalisation de tous ses projets. Il écrit d’une plume désabusée : « Les affaires marchent ici avec une vitesse vertigineuse, et si nous continuons à marcher dans nos omnibus français, nous ne pouvons espérer arriver les premiers. »

En 1910, six ou sept ans après la fondation de Notre-Dame-de-Savoie et de Tinchebray, les colons français n’y sont encore qu’une centaine, occupant de 60 à 70 homesteads, et toutes les terres gratuites sont prises dans la région. Autour de Stettler, des Basques venus sans un sou vaillant réussissent bien en commençant par travailler chez les autres. Il y a aussi des Français et des Belges à Lorraine, à Frank, à Lille, à Fenn, à Castor.


Une ville-champignon : Castor

À ce dernier endroit va naître une ville-champignon. Dès l’annonce officielle que le tronçon du Pacifique Canadien qui part de Lacombe pour en rejoindre un autre en Saskatchewan aura son terminus provisoire près de la Digue du Castor, des hommes d’affaires accourent de partout. Sans savoir au juste où sera la future ville, ils élèvent des constructions temporaires, y installent des bureaux, reçoivent des locataires pressés d’ouvrir échoppes et magasins. Cette première ébauche d’agglomération n’aura qu’une existence éphémère. L’emplacement définitif choisi, les maisons en planches y déménagent, transportées sur des chariots, et d’autres se construisent à la hâte. La fièvre de la spéculation atteint des proportions incroyables : en une seule journée il se vend pour $40,000 de lots. Six mois après l’arrivée du premier train de voyageurs, Castor a 1,200 habitants, quatre magasins généraux, un hôtel très confortable, des restaurants presque luxueux, plusieurs banques, et tous les métiers y sont représentés. Quatre églises de divers cultes sont en voie de construction. Pour les Pères de Tinchebray, c’est un second foyer de mission d’où ils rayonnent dans le voisinage.

La colonie française de Castor compte à peine une vingtaine de membres. C’est à quelques-uns d’entre eux, cependant, que la ville-champignon doit ses premières industries : une tannerie et une briqueterie fondées par Marc de Cathelineau et les frères Martin. On compte aussi sur eux pour faire des recrues outre-mer. Pierre de Soucy, un Lillois, est délégué à cet effet dans la Flandre française par le Conseil municipal et la Chambre de Commerce de Castor. De leur côté, l’Angevin Marc de Cathelineau et le Parisien Pierre Darblay, de Tinchebray, passent un hiver au pays natal dans le même but.

Les petits noyaux de catholiques de toutes nationalités se multiplient dans la région et le clergé disponible ne peut suffire à tout. Un autre Français, l’infatigable abbé Henri-François-Jules Gontier, vient à la rescousse ; les Prêtres du Cœur de Jésus, à qui Mgr Legal a confie une paroisse dans la banlieue d’Edmonton, visitent quelques missions ; sur la lisière de la province voisine, l’abbé Albert Soyer, du diocèse de Nancy, s’occupe du petit groupe exclusivement canadien-français de Chauvin et l’abbé Gaston Carpentier, de l’Aisne, dessert Wainright et les environs. Un Savoyard, le P. Auguste Cadoux, du Sacré-Cœur d’Issoudun, fut le premier curé de Medicine-Hat. Après la guerre de 1914-1918, il exerça son ministère dans le nord de la province et à Edmonton.

L’abbé Ferroux s’est dirigé vers un autre champ d’action. Le petit noyau de compatriotes dû à son initiative n’a pas répondu aux premiers espoirs. Laissées à elles-mêmes, une partie de ses ouailles ont ressenti vivement son attitude à leur égard, qualifiée de pur abandon. Ces braves Savoyards rêvaient d’une paroisse à eux dans cette région de l’Alberta. La chose n’était pas impossible, avec l’apport suffisant de recrues du pays natal ; mais leur curé, devenu « gentleman-farmer » — comme ils le lui reprochaient — n’avait pas l’étoffe d’un missionnaire-colonisateur. Les Savoyards, submergés par d’autres éléments, découragés, retournèrent chez eux ou furent assez vite dispersés par la force des circonstances. L’abbé Ferroux lui-même traversa les Rocheuses pour aller recommencer à neuf à l’extrémité sud de la Colombie-Britannique.


Deux agriculteurs-ranchers Basques

L’un des plus notables parmi les grands agriculteurs-ranchers de la région du sud albertain actuel est, malgré tout, un Français venu quelque dix ans après les pionniers et qui continue d’y prospérer. Comme il s’agit d’un Basque, il ne faut pas s’étonner que son premier champ d’action ait été la Colombie-Britannique, vers laquelle se portent de préférence les populations pyrénéennes. Jean-Pierre Paris, de Saint-Pée-sur-Nivelle (Basses-Pyrénées), y arriva au printemps de 1903, dans des circonstances plutôt extraordinaires. Le voyage en chemin de fer de Halifax à Vancouver à travers des millions d’arpents de neige, non content d’entamer son robuste optimisme, l’avait précipité en plein cauchemar. À la gare de Mission-City, il découvre enfin un peu de verdure. Fou de joie, il saute à terre, court à droite et à gauche dans la campagne environnante, perd totalement la tête, si bien que son train repart sans lui…

Quelques mois plus tard, après un premier séjour assez dur dans un camp forestier, Jean-Pierre descend à Vancouver, courbé sous le fardeau de son équipement de bûcheron, éreinté, échevelé, assoiffé, avec un petit magot dans