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Chapitre XXV


Colonisation en ordre dispersé — La guerre tue les ranches des militaires — Dans la partie septentrionale de l’Alberta — Les premiers journaux français de l’Alberta — Deux millionnaires authentiques — La femme française collaboratrice du colon-rancher — L’étrange aventure arrivée à deux religieuses de Trochu


Colonisation en ordre dispersé

On se rend compte aisément qu’une faute initiale marqua ce mouvement d’émigration française vers l’Alberta. Le manque de coordination y joua, plus qu’ailleurs, un rôle néfaste. Là où il eût été si nécessaire de concentrer les forces disponibles sur un petit nombre de points, ce fut, au contraire, un éparpillement irréfléchi, précurseur d’inévitables déceptions. C’était l’époque de la grande ruée vers les plaines de l’Ouest. Là où des Français audacieux avaient pris les devants et posé quelques sentinelles, des émigrés d’autres origines accoururent et n’eurent pas de peine à écraser sous leur nombre les premiers occupants. Les Prêtres de Tinchebray, pleins de zèle pour leurs ouailles dispersées, mais débordés par un travail au-dessus de leurs forces et de leur expérience, ne surent pas faire œuvre de colonisation efficace et rapide, comme l’exigeait la situation.

On a reproché aux autorités ecclésiastiques d’alors de n’avoir pas donné à ces Français de bonne volonté le coup d’épaule auquel ils avaient droit. Il est juste de dire qu’au moment de leur arrivée dans la région Trochu-Innisfail-Castor, plusieurs paroisses appelées à devenir florissantes existaient déjà au nord d’Edmonton. On ne pouvait être partout à la fois. Pour cette raison, il n’y eut jamais de prêtres canadiens-français préposés au travail de groupement et d’organisation dans le territoire desservi par le P. Voisin et ses confrères. Apparemment, Mgr Legal fut incapable de faire envoyer du renfort aux compatriotes dont l’accueil l’avait si fortement ému. Lui disparu, les Prêtres de Ste-Marie, à la suite de difficultés avec l’archevêque irlandais d’Edmonton, passèrent dans le diocèse de Prince-Albert. Une vaste région de l’Alberta, à l’exception des anciens postes détenus depuis longtemps par les Oblats, se trouva ainsi dépourvue de clergé de langue française.

Les plus éloquents vestiges de cette entreprise méritoire demeurent quelques foyers d’enseignement et d’hospitalisation qui ont tous survécu à Red-Deer, Trochu, Castor, Végreville.


La guerre tue les ranches des militaires

La guerre de 1914 porta un coup droit aux ranches Sainte-Anne et Jeanne d’Arc. Eckenfelder, Jean de Beaudrap, Torquat et les autres coururent prendre leur poste dans l’armée. Le colonel Félyne en fit autant, fermant à double tour sa magnifique maison dont il avait peu profité. Faut-il rappeler qu’elle fut pillée presque aussitôt ?… Heureusement pour les coupables, son propriétaire ne devait pas revenir. Trochu repassa aussi en France deux ans plus tard, en partie à cause de la guerre, en partie à cause des hivers rigoureux et de l’altitude (2,854 pieds), qui commençaient à affecter sa santé. Il devait mourir en 1930, à l’âge de 71 ans.

Beaucoup de ces combattants français ne revinrent pas, les uns tombés sur le champ de bataille, les autres préférant demeurer au pays natal, les hostilités finies.

Parmi les pionniers des premières années du siècle, le comte Paul de Beaudrap n’abandonna pas son ranch et y vécut jusqu’à un âge très avancé. Son fils, Xavier, né à Saint-Hubert-Mission. en Saskatchewan, est toujours agriculteur dans la région de Trochu. La fille de celui-ci, Geneviève, a épousé Henri Wiart, de Castor. Leur fils, Raymond, est allié à la famille de Moissac. La famille Eckenfelder non plus, n’a pas rompu ses attaches avec l’Alberta. L’abbé Robert Lerouge, curé de Bonnyville, est le fils du Lillois qui s’efforça d’attirer des colons à Red-Deer, il y a cinquante ans. L’Université d’Edmonton eut autrefois dans son personnel le professeur de Savoie, un autre descendant des premiers ranchers. Et nous ne pouvons naturellement les citer tous. Si l’on trouve encore bien des noms français dans la prairie albertaine, rares sont cependant les traces des deux premiers groupes paramilitaires Sainte-Anne et Jeanne d’Arc.


Dans la partie septentrionale de l’Alberta

Mieux favorisés, sous le rapport de la survivance, furent les colons français qui se joignirent à ceux venus de la province de Québec et de la Nouvelle-Angleterre, dans la partie septentrionale de l’Alberta. Il y en avait déjà, nous l’avons vu, dès avant 1880. Plusieurs noms géographiques y sont ceux des premiers évangélisateurs : Legal, Leduc, Végreville, Le Goff, Bonnyville. D’autres localités, comme Calais, Vimy, Deville, évoquent aussi des souvenirs français. Plus au nord, la carte porte encore des noms d’apôtres originaires de France : Grandin, Breynat, Grouard, Falher, Dréau.