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Le père mourut en 1914 et la mère dix ans plus tard. En 1912, la plus grande partie de la ferme Muller passa entre les mains de spéculateurs, comme beaucoup des terres de la banlieue de Winnipeg. Un petit-fils, Félix Mager, entrepreneur de construction, vient d’acquérir ce qui reste de l’ancien domaine, avec l’intention d’y élever un groupe de maisons modernes.

Un dernier émigré d’Alsace-Lorraine, Constantin Tauffenbach, né à Metz (Moselle), se rattache à la même époque. Venu au Manitoba en 1882, après un séjour à Montréal, il s’installa au « Coteau », aujourd’hui Thibaultville, en pleine forêt, à trois milles du plus proche voisin, avec sa femme et ses trois enfants. L’une des filles devint Mme Médéric Gendron, de Lorette. L’unique fils, Jean-Baptiste, qui avait épousé Blandine Curtaz, fit la guerre de 1914 dans l’armée canadienne.

Constantin Tauffenbach était un peintre de talent. Entre autres travaux de décoration exécutés par lui, on peut citer l’autel de l’église, à Lorette, et la chapelle Bonsecours, à Saint-Norbert. La famille Gendron possède plusieurs de ses toiles très bien conservées, dont l’une porte la date de 1875.


Encore des Alsaciens-Lorrains… et des chefs cuisiniers

Un autre Messin, le journaliste Henri de Lamothe, venu à Winnipeg en 1873, afin d’y étudier les avantages que pouvait offrir la nouvelle province à ses compatriotes d’Alsace-Lorraine, y rencontra une douzaine de Français, dont la moitié des Parisiens. Il y avait parmi ces derniers : un charpentier, un mécanicien, un cuisinier, quelques fantassins volontaires dans la milice canadienne, et enfin, une modiste. Le voyageur note très justement que les enfants de Paris, grâce à leur philosophie gouailleuse, leur débrouillardise et leur gaieté communicative, sont les meilleurs émigrants du monde. La colonie française du Manitoba comprenait aussi, outre ceux déjà nommés, un ex-officier corse engagé volontaire dans l’artillerie active et un hôtelier franc-comtois. La plupart de ces Français, au dire de Lamothe, même après avoir expérimenté le rude hiver de l’Ouest, semblaient s’y plaire et vouloir s’y fixer définitivement.

L’année suivante, un entrefilet étrangement cuisiné du Métis annonçait en ces termes fleuris l’ouverture, à Winnipeg, du restaurant français « St. James », sous la direction de Pagerie : « M. Pagerie est, croyons-nous, le pionnier de ce genre de la civilisation moderne. Le goût s’épurera sous l’influence de ses menus et de ses petits plats ; on cherchera davantage les choses délicates ; on déshabituera le palais des grosses pièces épicées et des boissons alcooliques, et la conversation deviendra moins grossière et plus spirituelle, suivant le dire de Brillat-Savarin ».

Un peu plus tard, apparut un autre chef cuisinier plus fameux et plus pittoresque : Duperrouzel. Ayant appris que la petite ville naissante de Winnipeg était appelée à un développement rapide et prodigieux, il voulut être le premier à la doter d’un restaurant digne de la future métropole de l’Ouest. Légèrement désappointé une fois sur les lieux, il blâma son enthousiasme trop prompt ; mais, faisant contre mauvaise fortune bon cœur il installa bravement ses batteries de cuisine dans un modeste local près de la rive gauche, à portée de Saint-Boniface et de Winnipeg. Le café-restaurant Duperrouzel, à l’enseigne du « Grand Vatel », ne tarda pas à porter bien haut, dans la jeune province, le renom international de l’art culinaire français. Rendez-vous des gourmets et des bons vivants, il fut le premier lieu public des pays d’en haut ou se donnèrent libre cours la verve et l’esprit gaulois, grâce à un Canadien français authentique frais émoulu d’un stage à Paris — Norbert Provenche — ancien journaliste de Montréal devenu commissaire aux affaires indiennes du Nord-Ouest.

Du fond de la cuisine arrivaient parfois des rugissements étranges : c’était le patron qui se permettait des appréciations sans ménagements sur les goûts trop peu raffinés de sa clientèle. Mais Mme Duperrouzel, douce et souriante, avait le don d’apaiser les orages et de faire oublier les incartades de son mari. Au printemps de 1883, la crainte de la débâcle fit évacuer le restaurant, trop proche de la rivière Rouge. Les propriétaires n’y revinrent qu’après que le bâtiment eût été solidement étayé, pour prévenir tout accident. Mais bientôt ils décidèrent d’en fermer les portes et de prendre la route de Montréal, où le chef Duperrouzel espérait trouver un champ d’action moins indigne de son art. Ils y fondèrent, toujours à l’enseigne du « Grand Vatel » — Côte Saint-Lambert — un établissement célèbre, rendez-vous des gros personnages de la politique et des affaires, des journalistes en vedette et du monde chic de la métropole. [1]

  1. La documentation sur les familles Mouard et Muller m’a été gracieusement fournie par M. Joseph Vermander ; celle sur Célestin Thomas par M. l’abbé Antoine d’Eschambault.

    Autres sources :

    Paul Morin, De Paris au Lac Ouinipègue, Mémoires de la Société Royale du Canada, 3e série, tome XXI 1927. section I.

    Henri de Lamothe. Cinq mois chez les Français d’Amérique, Paris, 1879.

    Louis Schmidt. Mémoires, publiés dans Le Patriote de l’Ouest, 1911-1912.

    Journaux Le Métis et Le Manitoba, Saint-Boniface.