Page:Frémont - Les Français dans l'Ouest canadien, 1959.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chapitre II


Les origines du mouvement vers l’Ouest canadien — Voyage d’étude du Rouennais A. de La Londe — « Le Canada et l’émigration française, » de Frédéric Gerbié — L’excursion du Damara — Un pays à la mode chez les intellectuels — Un « système de colonisation par en haut », avec le concours actif des classes supérieures du Vieux Monde


Les origines du mouvement vers l’Ouest canadien

Ce fut le journaliste Henri de Lamothe qui fournit à ses compatriotes, en 1879, les premiers aperçus objectifs sur l’Ouest canadien, dans son livre Cinq mois chez les Français d’Amérique. La moitié du volume de 370 pages est consacrée à l’Ontario et au Manitoba. Le récit du voyageur, plein d’observations pertinentes, se lit encore aujourd’hui avec le plus vif intérêt. Son résumé des troubles de la Rivière-Rouge, d’après une documentation personnelle recueillie sur place, demeure peut-être le plus exact et le plus impartial qui ait jamais été écrit.

C’est grâce au fameux géographe Onésime Reclus que Lamothe s’était vu confier cette mission au Nouveau-Monde. Elle avait été décidée de manière fort impromptue, alors que les deux amis visitaient ensemble l’Algérie. Coïncidence curieuse : vingt années plus tôt, un autre jeune Français, Edme Rameau de Saint-Père, à la suite d’une conversation avec des missionnaires sur le même sol africain, s’était senti attiré vers ses frères lointains du Canada. Ces deux économistes-sociologues, animés du même zèle patriotique pour l’expansion française à travers le monde, eurent l’intuition de ce que devaient faire les Canadiens français de la province de Québec pour assurer leur survivance et le prêchèrent sans relâche à de nombreux correspondants. Ils pressentirent très tôt que les plaines de l’Ouest formeraient un réservoir naturel pour le trop plein de leur population et que l’on devait aussi y diriger des colons de la vieille France. « L’émigration canadienne vers le Nord-Ouest, disait Reclus, est d’une importance capitale. Travaillez-y de toutes vos forces. Jetez là-bas des îlots canadiens… »

Un autre économiste, Gustave de Molinan, Belge d’origine, commença aussi, dès 1876, à attirer l’attention sur les grands espaces libres du Canada. « Pourquoi, écrivait-il, l’émigration agricole de la Normandie et de la Bretagne, qui a implanté au Canada une population saine et vigoureuse, ne reprendrait-elle pas son essor interrompu ? »


Voyage d’étude du Rouennais A. de La Londe

Alors que la reprise de la coopération économique entre les deux pays s’amorçait, en 1880, par un emprunt de la province de Québec négocié à Paris et l’établissement d’un Crédit foncier franco-canadien à Montréal, un agronome éminent, le Rouennais A. de La Londe, arrivait au Canada avec mission officielle d’examiner sur place ses ressources financières, industrielles et agricoles. L’Ouest devait occuper une grande place dans ce voyage d’étude. Le délégué français fut traité par Ottawa avec la même considération que les délégués anglais venus l’année précédente. Son arrivée à Winnipeg fut saluée comme un événement de premier ordre. Le Métis, de Saint-Boniface, écrivait en éditorial : « Depuis le sieur de La Vérendrye, le découvreur du Nord-Ouest. M. de La Londe est un des rares personnages importants de France qui soient venus jusqu’ici… »

Le Bureau des Terres mit à sa disposition, pour lui servir de guide, l’un de ses meilleurs employés, le Métis Roger Goulet. Au lieu de se borner à une simple inspection des principaux établissements agricoles, comme l’avaient fait les envoyés du gouvernement britannique, l’expert normand tint à voir par lui-même les nouveaux territoires du Nord-Ouest, les régions éloignées où les colons n’étaient pas encore arrivés. Il dut, pour cela, parcourir plus de 600 milles à travers la campagne déserte et dépourvue de routes. Une telle exploration eut été impossible sans les hommes et les moyens de transport fournis par les autorités fédérales des Terres publiques.

L’ancien ministre Joseph Royal, devenu député fédéral de Provencher, voulut se joindre à la caravane qui comprenait, outre Roger Goulet, Charles de Cazes, fils d’un Breton fixé dans la province de Québec depuis vingt-cinq ans, Jean Hêtu, du service de l’immigration, et quelques autres. C’était en octobre, mois particulièrement favorable pour une excursion de ce genre. Elle fut marquée d’incidents variés et pittoresques : rencontres de campements sauvages, aventures excitantes de chasse, traverses à gué de cours d’eau et d’étangs plus ou moins profonds et, pour couronner le tout, un véritable feu de prairie. Poussé par un fort vent, il courait sur une immense étendue ; mais grâce à la manœuvre experte des guides les voyageurs traversèrent aisément la ligne dangereuse, pour atteindre un endroit où l’herbe courte et les flammes amorties permettaient de laisser passer la trombe de chaleur sans descendre des véhicules.